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À plusieurs kilomètres de là, à un feu rouge, le groupe aperçut un autre camion blanc similaire arrêté, entouré de barrières de police. Des agents, vêtus de combinaisons blanches et armés, conduisaient des individus ligotés, la tête baissée, hors de l'immeuble. Il s'agissait d'une famille de trois enfants accompagnés de leur mère, suivie de près par un corps sur une civière à peine recouverte et tachée de sang. L'un des enfants, contraint d'avancer sous la menace des gardes, osa tourner son regard en direction de Lucas, assis dans la voiture, et celui-ci fut captivé, incapable de détourner son regard. L'enfant pleurait, une terreur émanant de tout son être. Il saignait du nez, probablement après avoir été frappé par les unités de la BMRA intervenant en raison de suspicions de variants dénoncés par un voisin. Le père de famille avait été tué pour rébellion, et les autres membres de sa famille étaient conduits dans le camion en direction d'un centre de reconditionnement. Lucas et Martha auraient subi le même sort s'ils avaient trop tardé dans l'appartement du jeune homme. L'intuition de Martha les avait sauvés.

BMRA
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Chapitre 8 : « Terreurs nocturnes »

Année 2116 | 1er novembre (passé) – 18 h 30, quelque part dans Helvetia, région de Portland - Oregon

 

Martha et Lucas dévalaient les escaliers de l’immeuble, leurs pas résonnant légèrement dans le silence oppressant. Martha savait qu'ils ne pouvaient faire confiance à personne, surtout pas aux humains de plus en plus tentés par les primes généreuses de la BMRA. Elle jeta un rapide coup d'œil derrière elle, évitant soigneusement de passer par le hall, un choix risqué, mais nécessaire pour éviter les unités d'intervention. 

Lucas, le souffle court, serrait son sac contre lui, suivant de près Martha, qui lui faisait des signes discrets pour rester silencieux et vigilant. L’atmosphère pesante lui nouait l’estomac. Soudain, elle lui tendit la main en exigeant son téléphone. Sans un mot, elle copia rapidement les données, s’assurant qu’aucun mouchard ne pouvait les trahir. Lucas écarquilla les yeux lorsqu’il la vit briser son appareil sans hésitation. La menace était trop réelle pour prendre des risques inutiles.

Ils poursuivirent leur descente, dissimulés dans l’ombre de l’escalier de service, une chance inespérée pour échapper aux regards et atteindre la rue en toute discrétion. Dehors, les camions blancs de la BMRA étaient déjà alignés devant l’immeuble, leurs portes arborant l’inscription inquiétante : « BMRA, pour un monde plus sûr - Unité d’intervention. Méfiez-vous et coopérez ».

Un profond sentiment d’injustice monta en Lucas. Il aurait voulu intervenir, sauver cette famille, mais il savait que c'était impossible. Il était trop tard pour eux, variants ou pas. Silencieux, il resta plongé dans ses pensées, la mélancolie assombrissant ses traits. Sidonie, assise à ses côtés, le remarqua, mais choisit de ne pas le forcer à parler. Peut-être plus tard. Tout ce qu’il venait de vivre, la torture d'Ethan et cette fuite brutale, l'avait profondément bouleversé.

Ils roulèrent pendant deux heures, à la recherche d’un endroit où passer la nuit sans quitter la ville. Seattle était en ébullition après la mort d’Ethan dans le quartier tranquille de Bellevue. Se rendre dans un hôtel sans reconnaissance préalable, sans l’aide de HOPE – toujours hors ligne pour éviter tout paradoxe – et sans garantie de sécurité contre les systèmes anti-variants était une imprudence qu’ils ne pouvaient se permettre. Sidonie proposa de se cacher dans un parking couvert et payant, là où les patrouilles de la BMRA viendraient rarement. Il leur faudrait cependant espérer que ni les robots-gardiens ni les vigiles ne fassent preuve d'un zèle excessif.

La soirée fut pénible. En plus de la peur constante d’être capturés, ils n’avaient pas assez de nourriture pour apaiser la faim qui les tenaillait. Hannah se porta volontaire pour monter la première garde jusqu’à minuit, veillant à éviter toute surprise. Toutes les lumières du véhicule étaient éteintes, et personne n’osait utiliser son téléphone ou sa montre. Sidonie et Martha, malgré l’inconfort des sièges, s’endormirent rapidement, mais Lucas, lui, ne trouvait pas le sommeil. Les paroles échangées avec Ethan hantaient Lucas, car il ne s'était pas rendu compte qu'il était devenu une proie.

Dans la faible lueur de la rue, Hannah vit que Lucas ne dormait pas. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues. Elle aurait voulu le réconforter, mais quelque chose la retenait. Le visage de Lucas lui rappelait celui de son ancien petit ami, Kévin, qui l’avait quittée pour sa sœur après avoir découvert qu’elle était une variante. Cette trahison douloureuse la marquait encore, même aujourd’hui.

Martha se réveilla et prit la relève de Hannah, qui alla se reposer à l’arrière du véhicule. L'esprit encombré, Martha réfléchissait à la possibilité de rendre visite à sa famille à Portland, malgré les dangers. Cela signifiait que les autres devraient rester cachés ailleurs. Aux alentours de trois heures du matin, Lucas céda enfin à la fatigue et sombra dans un sommeil agité. Son rêve fut peuplé de visions de feu, d’explosions et de sang, une réminiscence de la destruction de NickroN et de sa fuite vers l’Ouest de la Fédération Unie. Ce cauchemar le hantait régulièrement, et cette nuit-là, il lui causa des sueurs malgré le froid mordant de l’automne qui s’infiltrait dans la voiture.

Le lendemain matin, alors que Lucas dormait encore, Sidonie prit le volant, décidée à le laisser se reposer. Hannah ne pouvait s’empêcher de trouver Lucas touchant, sa tristesse semblant toujours présente sur son visage. Elle préférait observer le jeune homme plutôt que de se confronter à ses propres souvenirs.

Le petit-déjeuner fut frugal : seulement de l’eau et quelques biscuits de la veille. Hannah analysa les routes et les points de contrôle à l’aide de ses lunettes de réalité augmentée. La seule route sûre pour se rendre à Portland semblait être l’I-5 S via la sortie 127 à Lakewood, bien que cela allonge leur trajet de deux heures.

Ils décidèrent de s’arrêter sur une aire de repos pour se ravitailler en eau et en nourriture. À l’entrée du magasin, un panneau rouge les accueillit avec une inscription glaçante : « Magasin interdit aux variants – Contrôle obligatoire ». Des robots remplissaient les rayons sous l’œil vigilant des caméras. Entrer dans ce magasin représentait un risque trop grand : les scanners rétiniens, les prises de sang rapides ou les lecteurs d'empreintes pouvaient les trahir. C’était hors de question.

Ils profitèrent toutefois de l’arrêt pour se dégourdir les jambes et se rendre aux toilettes publiques, malgré leur état déplorable. En revenant vers la voiture, Hannah remarqua des enfants jouant dans un petit parc adjacent au parking. Ce moment de normalité contrastait étrangement avec la tension qui pesait sur le groupe.

  • Qu’est-ce que tu regardes, Pixy ? demanda Sidonie, intriguée, en suivant son regard vers les enfants.

  • Laisse-moi quelques minutes, j’ai une idée, répondit Hannah, un sourire en coin.

 

Sidonie la regarda s'éloigner vers un petit garçon, assis seul sur un banc, sans parent visible aux alentours. Hannah lui adressa un sourire radieux, replaçant délicatement une mèche de cheveux derrière son oreille avant de s'approcher. Elle le salua doucement, lui demandant la permission de s'asseoir à côté de lui. De loin, Sidonie et Martha observaient la scène, mêlant curiosité et incompréhension.

  • Elle fait quoi ? s’interrogea Martha, sceptique.

  • Elle improvise, répondit Sidonie d’un ton presque amusé.

 

Pendant ce temps, Lucas se réveillait, les muscles endoloris par la position inconfortable dans laquelle il avait dormi. Dormir assis avait ses inconvénients, mais ce n'était pas ce qui le dérangeait le plus. La faim non plus n'était pas un problème nouveau pour lui. Il avait appris à vivre avec les ressources limitées, à ignorer les torsions de son estomac. Trois repas par jour étaient un luxe qu’il n’avait plus connu depuis longtemps. Il se sentait faible et un léger mal de tête le frappait, mais il savait que cela passerait. En frissonnant sous le froid matinal, il attrapa une veste dans son sac avant de sortir de la voiture pour rejoindre les deux femmes.

  • Salut, Omaël, l'accueillit Sidonie en souriant, tandis que Martha lui adressa un simple signe de la main.

  • Omaël ? répéta Lucas, surpris, sa voix lourde de confusion. Pourquoi tu m'appelles comme ça ? C'est Luc...

  • Chut ! Sidonie posa un doigt sur ses lèvres avant qu’il ne finisse sa phrase. On ne dit pas nos vrais prénoms à l'extérieur. Compris, Omaël ?

  • Compris..., murmura Lucas, visiblement peu convaincu, mais prêt à jouer le jeu.

  • Voilà Pixy qui revient, dit Sidonie en voyant Hannah s’approcher. Alors ?

  • Le garçon a accepté de m'acheter à manger en échange de quelque chose, répondit-elle.

  • Et qu’est-ce que tu lui as donné ? demanda Martha, toujours méfiante.

  • À cet âge-là, ils veulent des gadgets. Je lui ai donné un peu d’argent pour qu’il s’achète le téléphone de ses rêves.

  • Et ses parents ? s’inquiéta Sidonie.

  • À l’intérieur, répondit Hannah.

  • Comment être sûre qu’il va revenir ? poursuivit Martha, sur un ton qui trahissait son anxiété.

  • Aucune certitude. Mais on n’a pas vraiment le choix. On ne tiendra pas longtemps sans nourriture.

 

L’attente parut interminable. Martha, nerveuse, faisait les cent pas près de la voiture, convaincue que le garçon allait finir par les trahir. Mais aucun camion de la BMRA ne se profila à l’horizon. Finalement, l’enfant ressortit de la boutique, un large sac de provisions en main. Hannah le remercia chaleureusement et lui donna la somme promise.

Ils avaient désormais de quoi tenir deux jours, à condition de rationner. Le petit déjeuner fut spartiate, chacun se contentant de petites portions. Ils ne restèrent pas longtemps sur le parking, par crainte d’être repérés par les parents du garçon et dénoncés. Après une bonne heure de route, Lucas commença à se sentir mal. Il hésitait à demander à Martha de s’arrêter pour répondre à un besoin naturel, mais Sidonie remarqua vite son malaise.

  • Qu’est-ce que tu as ? lui demanda-t-elle, inquiète.

  • Il faut que je m’arrête, supplia Lucas, sans oser préciser la raison.

  • À la prochaine aire, concéda Martha, indifférente. Sinon, comme t’as vidé ta bouteille, tu peux toujours t’en servir. 

 

Sidonie et Hannah échangèrent un regard désapprobateur devant le manque de tact de Martha. Lucas, quant à lui, ne put s’empêcher de grimacer, essayant de chasser cette idée déplaisante de son esprit.

Ils s'arrêtèrent dix kilomètres plus loin sur une aire aménagée, qui ne disposait que de bancs et de poubelles débordantes de déchets. Lucas se précipita vers les toilettes publiques, suivi à distance par Hannah, qui resta à l'extérieur. Une fois soulagé, il se lava les mains du mieux qu’il put, se rafraîchissant malgré l’odeur nauséabonde qui envahissait les lieux mal entretenus. Les services d’entretien se faisaient rares, et les robots coûtaient trop cher.

Une pensée fugace lui traversa l’esprit : et s’il en profitait pour fuir ? Mais c'était absurde. Il n’y avait rien aux alentours, hormis une forêt dense, des champs et quelques maisons isolées. Avec ce froid perçant et la forte probabilité d'être capturé, ce serait une folie. Sans parler de ses affaires restées dans la voiture. Il se sentait sale, épuisé, et abattu par la fatigue accumulée. Devant le miroir fissuré, il vit son propre reflet, et ce qu’il ressentit à cet instant n’était que dégoût et honte. Il avait envie de briser ce miroir, d'écraser cette image de lui-même qui le tourmentait. Il se passait une nouvelle fois de l’eau sur le visage, ses yeux encore rougis par la fatigue et le choc émotionnel de la veille.

Un coup frappé à la porte le fit sursauter. Hannah était là, l’attendant à l’extérieur. Il se hâta de sortir, légèrement embarrassé de la trouver là, comme si elle avait deviné l’obscurité de ses pensées.

  • Pourquoi tu m’as suivi ? demanda Lucas, le ton un peu tendu.

  • Parce que je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose… ou que tu décides de nous fausser compagnie, répondit Hannah calmement.

  • Je ne vais pas fuir, pour aller où ? Et je peux me débrouiller tout seul, je ne suis pas un gamin, balbutia-t-il, visiblement agacé.

  • Je suis désolée. Tu es bien trop important pour qu’on te laisse partir seul n’importe où. Il est fort probable que nous soyons déjà recherchés…

  • Recherchés ? Mais pourquoi ? Je ne suis personne !

  • C'est faux, et tu le sais très bien.

  • En plus d’avoir abandonné ma vie, je suis traqué comme un animal, fit Lucas, accablé par les évènements. Quelle poisse de vous avoir suivis !

  • Je comprends que c’est difficile, mais tu verras, bientôt nous serons en sécurité. Tout ira mieux, je te le promets. Je suis là si tu veux parler, ajouta-t-elle doucement.

 

Il resta silencieux pendant quelques secondes, hésitant. Finalement, il se ravisa.

  • Hum… Merci. Désolé, je suis juste à cran. Pourquoi Maria a détruit mon téléphone ?

  • Pour s'assurer qu'il n'y avait pas de mouchard qui puisse nous suivre. Elle a sauvegardé tes données et vérifié que tout était sûr. Tu pourras tout récupérer une fois que nous serons arrivés à notre refuge, expliqua Hannah avec un sourire rassurant.

 

Lucas esquissa un petit sourire en coin, sa première tentative depuis ce rendez-vous désastreux avec Ethan. Cherchant à alléger l’atmosphère durant leur marche pour atteindre leur véhicule, Hannah lui posa une nouvelle question.

 

  • Tu es Français, non ? Enfin, de l'Empire Europa ?

  • Oui, pourquoi ? répondit-il avec un haussement d’épaules.

  • C'est drôle, tu n'as presque aucun accent quand tu parles, releva-t-elle avec curiosité.

  • Mon père était Américain. Il m’a appris l'anglais dès mon plus jeune âge. Ça m’a bien servi, finalement.

  • Je n'en doute pas ! Moi, j'ai toujours été nulle avec les langues, surtout en néo-français, avoua-t-elle en riant légèrement. Tu pourrais devenir mon prof particulier, peut-être ? 

  • Si tu veux, lâcha Lucas, sans grande motivation.

  • Allez, on se serre les coudes ! dit-elle en tapotant son bras. Allons rejoindre les autres.

 

En revenant vers la voiture, Sidonie jeta un coup d'œil vers Hannah et Lucas, qui discutaient tranquillement. Elle resta sur ses gardes, observant avec une méfiance discrète. Quelque chose dans l'attitude d'Hannah la troublait, comme si elle cherchait à déceler ses véritables intentions envers Lucas. Sidonie ne pouvait s'empêcher de penser qu'Hannah tentait de se racheter, d’alléger le poids de sa culpabilité pour l'avoir séquestré dans cette chambre d'hôtel. Quoi qu'il en soit, elle resta silencieuse, à la fois intriguée et préoccupée.

 

Hannah prit ensuite le volant pour laisser Martha se reposer. Le groupe avait encore plusieurs heures de route devant lui avant d'atteindre Portland, mais l’état pitoyable des routes et les précautions qu'ils devaient prendre allongeaient considérablement le trajet. Le froid devenait de plus en plus mordant à mesure qu’ils descendaient vers le sud, à travers les régions boisées et humides. Martha, malgré son ton impassible, savait qu'il leur faudrait trouver un abri pour la nuit. Camper en plein air près de la route pouvait attirer l’attention des patrouilleurs de la BMRA, des policiers, ou même des rares voyageurs qui passaient encore par là. Les seules personnes qui se cachaient en ces lieux étaient souvent celles qui avaient quelque chose à cacher.

Au fil des heures, ils avaient dépassé Castle Rock et Vancouver, se rapprochant lentement de Portland. Sidonie, comme à son habitude, regardait les paysages défiler à travers la vitre. Ses pensées étaient habitées par Kahlan, et l’excitation mêlée de crainte à l’idée de le revoir. Elle redoutait le moment où il pourrait la rejeter sans ménagement. Et comment lui expliquer son départ précipité ? Il méritait de savoir la vérité, mais elle avait peur de ses réactions. Lucas devait tourner la page sur sa vie d'exil à Seattle. Il se tourna alors vers son passé avec nostalgie en sortant la vieille photo de sa famille, précieusement conservée dans son sac. La regarder lui apportait un peu de réconfort, un lien tangible avec un passé plus simple. Un air mélodieux, une berceuse chantée par sa mère quand il était petit, résonnait doucement dans son esprit, l’apaisant et lui offrant un moment de calme dans ce tourbillon d’incertitude.

Mais le groupe se heurtait à un obstacle de taille : Portland. La ville était sous le contrôle de James McBlock, un sénateur du Parti Étatiste fermement lié à la BMRA, qui prônait un durcissement sévère des lois anti-variants. Pour les variants comme eux, c’était un véritable territoire ennemi. Les lieux publics y étaient équipés de systèmes de surveillance de pointe capables d’analyser l'ADN des individus, et l'agglomération était cloisonnée par des points de contrôle stricts. La tension monta d’un cran quand Martha brisa le silence qui régnait dans la voiture.

  • Merde, lâcha-t-elle soudain. Portland impose un couvre-feu à vingt-deux heures, avec des contrôles obligatoires. On n'y arrivera jamais à temps, sauf miracle de Lena.

  • Tu connais des endroits où on pourrait attendre jusqu’à demain ? demanda Hannah, son regard fixé sur la route.

  • Il y a des terrains isolés du côté d’Helvetia, mais… je ne suis pas très à l’aise avec l’idée de dormir dans la forêt.

  • Il vaut mieux ne pas éveiller les soupçons, ajouta Sidonie, les bras croisés. On doit être discrets.

  • Pourquoi ne pas accélérer le temps, alors ? proposa Martha.

  • C’est impossible, répondit Sidonie, sans quitter la route des yeux.

  • Pourquoi ? insista Martha, l'air perplexe.

  • Parce que je ne peux pas le faire, point, répondit Sidonie, coupant court à la discussion. Partir dans le futur ne nous garantit pas qu’on restera dans le même espace-temps. On va devoir prendre notre mal en patience jusqu’à la fin de la boucle temporelle.

  • La boucle temporelle ? répéta Lucas, encore plus perdu. Il tourna son regard vers Sidonie, qui prit une profonde inspiration avant de lui répondre.

  • Nous sommes revenues dans le passé pour avoir assez de temps afin de te retrouver et rentrer à HOPE, notre refuge. Mais nos doubles du passé sont toujours dans la maison, jusqu'au 16 novembre. On doit donc attendre cette date pour que les choses puissent reprendre leur cours normal. Tu comprends ?

  • C’est insensé…, murmura Lucas, dépassé par tout ce qu'il venait d'apprendre.

 

​Martha, lassée par la lourdeur de la conversation, proposa :

  • Bon, trouvons une aire où s’arrêter, on pourra se dégourdir les jambes et manger un peu. On doit se diriger vers Helvetia en suivant la 127, puis prendre la sortie 26 sur la NW Sunset Highway.

 

Lorsqu’ils atteignirent l'aire suivante, un agent de police les suivit de près, les gyrophares allumés, avant de leur faire signe de se garer. L’endroit était désert. Lucas jeta un coup d'œil vers Sidonie, la peur clairement visible dans ses yeux. Les variants redoutaient autant la police que la BMRA. Sidonie elle-même semblait tendue, mais Martha restait étrangement calme. Fuir n’était pas une option : des renforts pourraient les arrêter plus loin, et les batteries du véhicule étaient presque vides.

L’agent, un homme brun d'une quarantaine d'années, s’approcha de la voiture avec nonchalance. Il dirigea une puissante torche vers l’intérieur, examinant les trois femmes et Lucas. Il fit un signe à Hannah d’ouvrir la vitre.

  • Bonsoir, Sergent Sean Ludlow, police de Portland. Contrôle des documents numériques, et coupez le moteur, s'il vous plaît.

  • Bonsoir, répondit Hannah, souriante, tout en tendant les documents factices.

 

Le sergent scanna les documents avec son appareil intégré, vérifiant les permis, les assurances et les fichiers des personnes recherchées. Pendant ce temps, il posa ses questions habituelles.

  • Que faites-vous ici à cette heure-ci ?

  • On fait un road trip entre amis pour visiter la côte Ouest jusqu’à San Diego. Mais on a pris la mauvaise sortie et il nous reste peu de batterie, répondit Hannah d’un ton désolé.

 

L'agent haussa un sourcil.

  • Un tour depuis Seattle ? demanda-t-il après avoir vérifié la plaque d’immatriculation.

  • Oui, on visite un peu et on cherchait un hôtel à Portland, expliqua Hannah. Rien d’illégal, non ?

  • Non, sauf si vous avez quelque chose à cacher, répondit-il froidement.

  • Oh non, je vous assure.

Ludlow la fixa un moment, sceptique.

  • Vous savez qu'il y a un couvre-feu à Portland à partir de 22 heures ? Très peu de gens roulent après cette heure, et souvent, ce ne sont pas les plus respectables.

  • Oui, on en discutait justement. Je suis vraiment confuse, on n’a pas vu l’heure passer.

  • Hum… Si vous le dites, mais vous ne paraissez pas très organisée.

  • J’essaie de m’améliorer, Sergent.

 

Le policier jeta un regard insistant sur les passagers.

  • Et vos amis, ils ne parlent pas ?

Martha lança un regard vif à l'agent de police, mimant une expression joviale, bien que peu convaincante. Sidonie tenta également un sourire forcé, mais Lucas, le visage tourné vers la fenêtre, semblait complètement ailleurs, comme s'il préférait ne pas être là. Peut-être se sentait-il coupable, non seulement d'être un variant recherché par la BMRA, mais aussi de se retrouver dans une telle situation.

  • Tout va bien, Sergent, je vous rassure, osa Sidonie d’une voix douce.

 

Le policier esquissa un sourire, légèrement amusé.

  • Charmante, en tout cas. Et le jeune homme-là, il n’a pas l’air très... serein ?

  • Non… Je… je suis juste un peu fatigué, monsieur, répondit Lucas d'une voix hésitante.

 

Le policier fronça les sourcils.

  • Qu’est-ce que vous transportez dans le coffre ? Je préfère vérifier...

  • Rien de spécial, répondit immédiatement Hannah, tentant de garder son calme. Je peux vous montrer sans problème.

 

Tandis qu'Hannah répondait aux questions insistantes du sergent, Lucas se concentrait sur sa respiration, essayant de calmer les battements rapides de son cœur. Sidonie, elle, restait silencieuse, ses doigts caressant nerveusement le pendentif qu'elle portait, prête à réagir si la situation empirait. Martha, quant à elle, sentait une montée d'anxiété. Son instinct lui disait que cet agent ne les laisserait pas repartir si facilement. Il posait trop de questions, et son regard trahissait une méfiance grandissante. Leur histoire d’amis en road trip commençait à paraître de plus en plus fragile sous son œil scrutateur.

Hannah sortit de la voiture et se tint à côté du policier, qui s'apprêtait à ouvrir le coffre. Subtilement, elle utilisa son don, bougeant discrètement ses doigts. Juste avant que le coffre ne soit ouvert, elle modifia le contenu, le transformant en un ensemble banal de provisions, une roue de secours et quelques outils. Le sergent pointa sa torche à l’intérieur et, à sa grande déception, ne trouva rien d’intéressant.

  • Vous voyagez léger pour quatre personnes, fit-il remarquer d’un ton sec.

  • À quoi bon s'encombrer de bagages, Sergent ? répondit Hannah d’un air innocent.

  • Et ce serait dommage que vous vous perdiez en route, ajouta-t-il, son regard devenant de plus en plus insistant.

  • Effectivement. Mais on y arrivera, soyez-en certain. Pouvons-nous repartir maintenant ?

  • Non, répliqua-t-il brusquement.

 

Hannah sentit un frisson parcourir son dos.

  • Pourquoi ? demanda-t-elle, la gorge soudain sèche.

  • Parce que je n’en ai pas fini avec vous.

 

Le cœur d'Hannah accéléra. Le ton du sergent avait changé, devenant plus dur, plus menaçant. D'un geste rapide, il sortit son arme et la pointa directement sur elle. La surprise figea Hannah sur place.

  • Lève les mains en l’air, et pas de geste brusque, sinon je te descends ma jolie !

  • Qu'est-ce que vous faites ?! s’exclama Hannah, levant les mains, visiblement secouée. Elle savait qu'utiliser son don maintenant était trop risqué, surtout avec une arme braquée sur elle.

  • La ferme ! rugit-il. Vous, là-dedans, sortez tous de la voiture ! Bougez-vous le cul ! Mains en l'air où je l'exécute sur-le-champ ! Le premier qui tente quoi que ce soit, je lui mets une balle entre les yeux !

 

La tension dans l'air était palpable, et le silence, seulement brisé par le bruit du vent et le claquement sec de l'arme contre la joue de Lucas, s'alourdissait avec chaque seconde. Sidonie, Martha et Lucas observaient avec effroi la scène qui se déroulait devant eux. Tous avaient levé les mains, impuissants, leurs visages pâles sous la lueur tremblotante des gyrophares.

Martha savait qu'elle ne pouvait pas utiliser son don. Le moindre faux pas, et Ludlow tirerait sans hésiter sur Hannah, qui se trouvait à quelques mètres devant lui. Il aurait suffi d'un geste mal interprété, d'une seconde d'inattention pour que tout bascule. De plus, le policier ne cessait de jeter des regards pervers à Sidonie, la déshabillant du regard avec une arrogance cruelle. Ses yeux parcouraient ses courbes dans l'obscurité, ses fantasmes pervers se dessinant derrière ce masque de pouvoir.

Il tourna alors son regard vers Martha, mais cette fois, une lueur de dégoût traversa son visage. Ce n'était pas seulement parce qu'elle restait stoïque et impassible, mais surtout à cause de sa couleur de peau. Ludlow n'essaya même pas de cacher son mépris.

Le groupe commençait à saisir que la situation prenait une tournure bien plus sinistre qu’un simple contrôle routier. Ludlow ne les avait probablement pas identifiés comme variants, mais ses intentions semblaient désormais plus sordides. Était-il réellement un policier ? Ou un imposteur profitant de la nuit et de la solitude de ces routes pour assouvir ses désirs malsains ? Chaque membre du groupe ressentait une terreur sourde en pensant à la suite des événements.

  • Pourquoi vous faites ça ? osa finalement demander Hannah, la voix tremblante.

  • Je t’ai dit de la fermer, blondinette ! Sinon tu seras la première ! cracha Ludlow, sa voix remplie de menace.

 

Il s'approcha d'Hannah avec une lenteur calculée, savourant l'effet qu'il produisait. Son regard glissait sur elle, rempli de perversité. Pétrifiée, Hannah comprit immédiatement ce qu'il envisageait de faire. Ce n'était pas seulement un contrôle. Cet homme était un prédateur, et il voyait dans ces trois femmes une opportunité de se livrer à ses pulsions les plus ignobles. Dans sa tête, il avait déjà décidé du sort de chacune d'elles.

Et puis, il y avait Lucas. Ludlow lança un regard dédaigneux vers lui, clairement déçu de ne pas avoir une quatrième femme à sa merci. Lucas se sentait complètement impuissant, incapable de réagir, sa peur paralysant son corps et son esprit.

Le sergent recula de quelques pas, son arme maintenant braquée directement sur la tête de Lucas, qui était terrorisé. Ludlow savait que le jeune homme serait un obstacle, un poids dans l'accomplissement de ses projets malsains.

  • Couches-toi au sol, ordonna-t-il d’une voix glaciale.

  • Non, Omaël, ne bouge pas ! s'écria Sidonie, sa voix brisant le silence avec une force désespérée.

 

Lucas tourna un regard vide et effrayé vers elle, la bouche ouverte mais incapable de prononcer le moindre mot.

  • T’es bouché, connard ?! Je t’ai dit de te foutre sur le sol, ou je te descends tout de suite ! hurla Ludlow avant de frapper Lucas violemment au visage avec le canon de son arme.

 

Lucas tituba, sonné par la violence du coup. Le souffle coupé, il tomba lourdement sur le sol, une main contre sa joue ensanglantée. La douleur l’empêchait de respirer correctement, et sa gorge se serra alors qu’il toussait, tentant de reprendre ses esprits. Allongé sur le goudron froid, son visage était à demi-plaqué contre le sol, sa vision brouillée par les larmes et la peur. Ludlow le fixait, calculant chaque seconde, savourant ce pouvoir absolu qu'il croyait posséder.

Les secondes qui suivirent parurent une éternité pour Lucas. Chaque respiration était un effort douloureux, chaque battement de cœur résonnait dans sa tête comme un compte à rebours vers une fin inéluctable. Mais au lieu de tirer, Ludlow semblait hésiter. Il regardait Lucas avec une sorte de sadisme pernicieux, peut-être envisageant de l’utiliser pour mieux soumettre les femmes. Il pouvait faire durer le plaisir, ajouter une couche de cruauté à son plan en utilisant Lucas comme moyen de pression. 

"Toutes des petites salopes", déclamait-il constamment dans son esprit. Ludlow le nargua en réfléchissant à voix haute.

  • Est-ce que je le tue tout de suite, hein ? murmura Ludlow, un sourire déformant son visage.

  • Non, ne faites pas ça ! implora Lucas, terrifié.

  • Je parie qu'il fait tomber toutes ces filles avec sa belle gueule, hein ? Elles sont toutes à toi, ces femelles ? Tu te crois irrésistible, mon salaud ? Je pourrais même t’obliger à participer, juste pour voir si t’es aussi performant que moi.

 

Il ponctua ses paroles d'un coup de pied violent dans les côtes de Lucas, qui se plia sous la douleur, son souffle à nouveau coupé. Sidonie, terrifiée mais déterminée, retira discrètement son pendentif pour le tenir fermement dans sa paume. Elle savait qu'elle devait agir si les choses dégénéraient.

Ludlow, s'emportant, hurla à leur encontre :

  • Vous ne méritez même pas de vivre et de vous reproduire, vermines de variants ! Vous êtes en cavale depuis Seattle, hein ?!

  • Nous ne sommes pas des variants ! répliqua Hannah, sa voix tremblante mais forte.

 

Le sergent ricana, un rire sec et venimeux.

  • Vous voyagez de nuit malgré le couvre-feu, et vous pensez que je vais gober vos conneries ? Je sais très bien qui vous êtes. Quatre fugitifs, trois femmes et un homme… dangereux ? Vous me faites bien rire ! Vous allez voir ce qui vous attend, espèce de menteuse ! Tu vas payer pour ça !

 

Hannah n'eut pas le temps de réagir que Ludlow s’approcha d’elle et lui asséna une gifle brutale, la faisant trébucher. Le choc fut tel que sa lèvre éclata, laissant échapper un filet de sang. Ludlow, impitoyable, l’attrapa par les cheveux et la tira vers lui pour la forcer à se relever. D’un geste rapide, il lui passa les menottes, l’empêchant de se défendre. Il la traîna vers l’arrière de la voiture, une lueur de satisfaction perverse illuminant son regard.

  • Je ne peux plus attendre, murmura-t-il en la poussant sur la banquette arrière.

Hannah se débattait, mais l’homme était trop fort, trop déterminé. Elle sentait son souffle fétide alors qu’il tentait de l’embrasser de force. Elle criait, mais le désert environnant semblait avaler ses supplications. Sidonie, désespérée, sentit le pendentif vibrer plus intensément. Elle n'avait plus de temps. Ludlow était prêt à commettre l’irréparable.

Lucas, malgré la douleur, tenta de se relever pour intervenir, mais Sidonie l’arrêta d’un geste brusque. S'il faisait un seul mouvement de plus, Ludlow n'hésiterait pas à l’abattre. Elle devait attendre le bon moment, agir au bon instant.

  • Je vais te crever, sale pervers ! cria soudain Martha, sortant un poignard caché sous ses vêtements.

 

Ludlow, surpris, arrêta ses gestes et tourna lentement la tête vers elle.

  • Toi, tu vas crever en premier, salope de négresse ! cracha-t-il, pointant à nouveau son arme sur Lucas. Si tu bouges encore une fois, je lui tire dans la jambe.

 

La menace était bien réelle, et l'homme n'hésiterait pas une seconde à passer à l’acte. Sidonie sentit son cœur s’emballer. Son pendentif vibrait toujours, mais elle n'avait jamais ressenti une telle intensité auparavant. Elle comprit alors qu'il ne s'agissait pas d'un simple avertissement. C'était un signal. Quelque chose de plus profond, de plus puissant était en train de s'éveiller en elle.

Le temps était compté.

  • Pas lui ! s’écria Sidonie en se plaçant entre Lucas et l’assaillant.

 

Ludlow éclata d'un rire sournois, son regard libidineux dévisageant Sidonie.

  • Ce petit con est ton copain, c'est ça ? Il n'a rien dans le pantalon, on dirait. Regarde-le, il couine comme une fillette ! cracha-t-il, de l’écume au coin des lèvres. Pff, sales variants, je vais vous exploser la tête et vous enterrer comme des chiens. Et tu sais quoi ? Je recevrai sûrement une médaille pour ça ! Ce ne sera jamais vu comme un crime, vous n’êtes rien. Une sous-espèce. Vous méritez de crever ! Rendez-vous en enfer !

 

Il ponctua ses mots d’un regard fou, empli de haine, prêt à appuyer sur la détente. Il tira.

 

Tout à coup, le temps se figea. La balle qui filait vers Sidonie s'arrêta à quelques centimètres de son visage. Elle avait eu juste assez de temps pour basculer son sablier à l'horizontale, profitant du moment où Ludlow perdait du temps à ricaner. Le policier n’avait pas prêté attention au pendentif apparemment inoffensif de la jeune femme. Maintenant, tout était figé. Personne ne bougeait, sauf Sidonie, qui sentait déjà une migraine terrible s’emparer de son crâne. Son pendentif continuait de trembler, tandis que la balle restait suspendue dans l’air, encore brûlante.

La stase temporelle ne tiendrait plus longtemps. Le temps lui-même semblait résister, cherchant à retrouver son cours naturel. L'effort pour maintenir cet état devenait insoutenable. Dans un geste désespéré, Sidonie toucha la balle, hurlant de douleur en sentant sa chaleur. Le pendentif vibrait de plus en plus violemment, alors que la pression dans sa tête devenait insupportable. Puis, juste avant de s’effondrer, elle entendit des pas précipités se rapprocher. La stase temporelle ne fonctionnait que dans un périmètre réduit autour d'elle, et elle était à bout de forces.

Le sablier reprit sa position initiale. Sidonie perdit connaissance, brisant accidentellement le fermoir de sa chaîne en tombant. Lucas, libéré de l’immobilité, se précipita pour la rattraper avant qu'elle ne touche le sol. Il agrippa instinctivement le pendentif qu’elle tenait encore dans sa main et le glissa dans sa poche. Le pendentif vibra une dernière fois contre sa paume, puis s’immobilisa.

Ludlow, réalisant soudain que quelque chose clochait, secoua la tête comme s’il venait de sortir d’un cauchemar. Il vit Sidonie gisant près de Lucas et supposa qu'il l'avait tuée pour s’être interposée. Il ressentit une vague de déception – il aurait préféré la tourmenter davantage. Pensant qu’elle était morte, il leva lentement son arme vers Lucas, prêt à en finir avec lui.

Mais avant qu’il n’ait pu réagir, une silhouette massive apparut derrière lui. Un homme imposant, ses vêtements noirs maculés de boue, tenait une pelle noire entre ses mains calleuses. Sans un mot, l'homme frappa Ludlow à l’arrière de la tête avec une violence inouïe. Le policier s'effondra, lâchant son arme à quelques centimètres de Lucas et Sidonie.

La scène vira rapidement au cauchemar. L’homme, pris dans une rage viscérale, continua de frapper le policier au sol, réduisant son crâne en bouillie. Chaque coup résonnait avec une intensité brutale, du sang et des morceaux de chair éclaboussant partout. Lucas, horrifié, détourna le regard, serrant Sidonie contre lui pour ne pas voir le massacre. Martha, quant à elle, observait la scène, glacée d’effroi.

Profitant du chaos, Martha se précipita vers Hannah, toujours sous le choc, et la détacha. En se redressant, Hannah posa une main tremblante devant sa bouche en apercevant le corps de Ludlow. Ce n’était plus qu’un amas méconnaissable de chair et de sang, son crâne réduit en une bouillie informe. Le sol, la voiture de police, et la pelle de l'inconnu étaient recouverts de sang.

L’inconnu, toujours encapuchonné, s’arrêta enfin, haletant, tremblant d’épuisement. Son visage et ses vêtements étaient éclaboussés de sang et de matière organique, mais il ne semblait pas s’en soucier. Le silence retomba brutalement, aussi lourd que l’horreur qui pesait sur la scène.

 

Pendant plusieurs secondes, l’homme resta immobile, faisant face aux membres du groupe, sa respiration saccadée et rauque. Son regard exorbité et sauvage scrutait chacun d’eux, comme s’il sondait leurs âmes. Il ouvrit finalement la bouche, laissant échapper une voix rauque et grinçante, semblable au croassement d'un corbeau.

  • Vous êtes des variants, hein ? grogna-t-il.

  • N’approchez pas ! Restez où vous êtes ! rétorqua Martha, la voix tremblante mais ferme.

 

Hannah, prise de panique, rompit la consigne de Jane de ne jamais utiliser leurs dons en public, surtout devant des civils. Elle leva la main en direction de l'inconnu. Quelques secondes plus tard, sa pelle scintilla et, sous leurs yeux, se transforma en un simple balai de paille. Surpris, l’homme laissa tomber l’objet transformé, jetant un regard chargé d’incompréhension à Hannah. Lentement, il retira sa capuche, dévoilant un visage meurtri, couvert de cicatrices et de crevasses que la faible lumière rendait encore plus terrifiant.

  • Pourquoi nous avez-vous sauvés ? osa demander Hannah, incapable de détacher ses yeux du cadavre ensanglanté du policier.

  • Je dois d’abord m’occuper de lui et effacer toutes traces de votre sang. Je vais avoir besoin de ma pelle, répondit l’homme d'une voix froide, insensible à la terreur qu'il inspirait.

  • Pour nous tuer ensuite et nous enterrer à ses côtés ? pesta Martha.

  • Vous n’avez pas le choix. Ils seront bientôt là.

 

En guise de réponse, Martha leva l’arme qu’elle avait subtilisée au policier mort, la pointant en direction de l’inconnu.

  • On a toujours le choix ! reculez immédiatement, ou je tire.

  • Vous faîtes une belle erreur, lança-t-il imperturbable.

 

Sans attendre, Hannah se tourna vers Lucas pour l’aider à soulever Sidonie, toujours inconsciente. Lucas la serra contre lui, son visage blême, tandis que Sidonie reposait sa tête sur son épaule. Martha, méfiante, gardait son arme braquée sur l’inconnu, prête à intervenir.

Mais soudain, d’un geste rapide, il dégaina une arme à neutralisation et visa Martha. Avant qu’elle ne puisse réagir, elle sentit une décharge paralysante envahir son corps, la maintenant immobile dans une douleur intense. Les nouvelles technologies avaient rendu les tasers sans fil, fonctionnant à distance.

​Martha serra les dents, essayant de lutter contre la paralysie, tandis qu’Hannah se précipitait vers elle pour l’aider. Mais l’homme la stoppa d’un geste.

  • Je ne ferais pas ça si j’étais toi.

  • Arrêtez ça ! Libérez mon amie ! s’emporta Hannah. Nous ne sommes pas vos ennemis !

 

L’homme se rapprocha lentement de Hannah, Lucas et Sidonie, les forçant à reculer. En passant près de Martha, la jeune femme, immobilisée, le regardait avec terreur. Elle craignait le pire, mais savait qu’ils devaient rester sur leurs gardes.

  • Annule cette transformation, ordonna-t-il en fixant Hannah. J’ai besoin de ma pelle pour enterrer cet homme qui a tenté de vous tuer. C’est la seule raison pour laquelle je vous ai aidés.

  • Mais… je ne comprends pas… balbutia Hannah.

  • Il n’y a pas de temps pour les explications. Je dois effacer toutes traces de votre présence ici, sinon ses collègues viendront enquêter. Et moi, j’ai une vengeance à accomplir, murmura-t-il en se mordant la lèvre inférieure, dévoilant les quelques dents qui lui restaient. Préparez-vous à partir vite.

 

Hannah, Lucas et Martha échangèrent un regard abasourdi. "Se venger de qui ?", se demandèrent-ils en silence. L’homme relâcha alors la décharge du taser, libérant Martha de sa paralysie. En reprenant le contrôle de ses mouvements, elle le fixa avec un regard empli de haine, prête à se jeter sur lui. Mais l’inconnu, conscient de sa colère, resta sur ses gardes, tenant toujours son arme.

Lucas, quant à lui, était concentré sur Sidonie. Il vérifia qu’elle respirait encore et, soulagé, constata qu’elle n’était qu'évanouie, bien que sa respiration et son pouls soient faibles. Ignorant le regard meurtrier de Martha, l’homme s’approcha d’elle pour l’aider à se relever, mais elle repoussa sèchement sa main.

Se relevant avec difficulté, Martha observa Lucas, dont la lèvre saignait abondamment. Des taches de sang maculaient sa chemise et sa veste, souvenirs de la brutalité de Ludlow.

Hannah tendit la main vers l’objet au sol. Un léger scintillement rétablit la forme initiale de la pelle, toujours maculée de sang sur sa partie métallique. L’homme ne parut pas surpris par le don de la jeune femme ; il avait manifestement déjà rencontré d’autres variants, certains avec des capacités bien plus redoutables. « Isaac aide les variants, » murmura-t-il comme pour lui-même, avant d’agripper les jambes de Ludlow, les seules parties du corps encore relativement intactes, et de le traîner vers le bois tout proche.

  • Je ne fais pas confiance à ce type, grogna Martha.

  • Moi non plus, répondit Hannah. Mais s’il avait voulu nous tuer, il l’aurait déjà fait. Ça va, toi ?

  • J’ai connu mieux, marmonna Martha en fronçant les sourcils. Il a failli m’avoir, ce salaud. On doit déguerpir d’ici, et vite !

 

Lucas, silencieux, pressait sa main contre sa lèvre ensanglantée, tentant d’en stopper le saignement.

  • Laisse-moi t’aider, dit doucement Hannah, touchée par l’inquiétude qu’elle lisait sur le visage de son ami. Comment va Sidonie ?

  • Elle est juste évanouie, murmura Lucas, visiblement préoccupé. Elle a dû utiliser son don…

  • Encore… Ça la vide à chaque fois, selon l’intensité de l’effort… Aide-moi à la soulever, s’il te plaît.

 

Au loin, des bruits sourds et réguliers leur parvenaient. Isaac continuait de creuser, ponctuant son travail de coups violents sur ce qui restait du corps de Ludlow, comme pour exorciser une rage accumulée. Lorsqu’il revint, un sourire étrange étirait ses lèvres couvertes de sang. Sous la faible lueur de la lampe de poche tenue par Martha, son visage mutilé semblait plus sinistre que jamais. Des cicatrices et des rides profondes, brûlées par le soleil et la vie, déformaient son expression. Des dents pointues et éparses apparaissaient par moments dans sa bouche, ajoutant à son apparence effrayante.

  • Vous devez fuir ! Ils seront là d’un instant à l’autre, dès que j’aurai détruit leur véhicule, annonça-t-il d’un ton tranchant.

  • Pourquoi faites-vous ça ? demanda Hannah avec méfiance. Et quel est votre nom ?

  • Isaac. Je m’appelle Isaac, répondit-il en souriant d’une manière inquiétante. Je travaillais autrefois pour la BMRA, dans une unité d’intervention à Chicago. Je connais leurs méthodes… je les ai moi-même appliquées plus d’une fois. Puis, un jour, ils ont découvert que mon collègue était un variant. Ils m’ont accusé de complicité, m’ont torturé, brisé les dents, les mains, les pieds… Ils voulaient me briser sans même chercher à savoir la vérité. Je n’ai jamais avoué, je n’ai rien dit, même après trois mois dans une cellule minuscule avec des portions de nourriture moisie. Mais, au bout d’un moment, j’ai cédé… comme tout le monde finit par céder. Aujourd’hui, je dois leur faire payer. Ils m’ont brisé, et maintenant je les détruirai !

Il posa sur eux un regard intense, presque fiévreux.

  • Vous êtes des variants, vous savez ce qu’ils vous feraient s’ils vous trouvaient. Ils ont peur de ce que vous pourriez devenir, de la menace que vous représentez pour leur tyrannie. Les variants sauveront ce monde de la BMRA, j’en suis certain.

 

Le groupe resta silencieux, absorbé par les mots d’Isaac, pesant l’horreur de son récit. L’atrocité des traitements qu’il décrivait faisait écho à leurs propres peurs, et chacun d’eux comprit qu’il ne pourrait jamais compter sur la pitié de la BMRA. Lucas, le regard perdu, commençait à douter de tout espoir de répit, comme si un cauchemar éveillé les poursuivait sans fin. Martha, elle, observait Isaac avec suspicion, se demandant si cet homme leur disait toute la vérité. Elle craignait qu’il ne les manipule pour se venger, pour leur faire croire qu’il était leur allié avant de les trahir.

Isaac s’approcha de Lucas et posa un regard presque tendre sur Sidonie, toujours inconsciente.

  • Prends soin d’elle, murmura-t-il. Elle vous a sauvés. Son pouvoir est exceptionnel… Je ne vous trahirai pas, vous avez ma parole. Cette fois, Isaac n’avouera rien. Soyez prudents, ne faites confiance à personne. Cachez-vous, reprenez des forces… et un jour, détruisez la BMRA ! PARTEZ !

 

Lorsque l’homme leur tourna le dos pour la dernière fois et se dirigea vers la voiture de police, Martha n’hésita pas une seconde. Elle démarra son véhicule, tandis qu’Hannah s’installait à ses côtés et que Lucas, à l’arrière, prenait Sidonie dans ses bras, veillant sur elle avec une tendresse inquiète. La jeune femme, toujours inconsciente, semblait perdue dans un songe trouble, enchaînée dans un rêve sans issue, cherchant désespérément à émerger.

Alors qu’ils s’éloignaient, Martha jeta un dernier regard dans le rétroviseur et aperçut au loin un éclat rougeoyant. Isaac, devenu silhouette dansante, incendiant la voiture du policier tout en brandissant sa pelle comme un trophée victorieux. Quelques minutes plus tard, des détonations éclatèrent dans la nuit, résonnant comme des coups de tonnerre. Martha, les sens en alerte, tourna précipitamment sur un petit sentier abandonné, non répertorié sur la carte virtuelle de ses lunettes en réalité augmentée. Elle camoufla le véhicule dans les bois, loin des regards et à l’abri de toute lumière. Une fois à l’arrêt, ils coupèrent toute source de lumière et s’enveloppèrent dans l’obscurité oppressante.

Seul le murmure des bruits nocturnes de la forêt venait troubler leur silence, ajoutant une tension palpable à leur immobilité. Dans l’habitacle, ils percevaient chacun la respiration des autres, rythme nerveux de leur survie. Tous espéraient pouvoir fermer les yeux, oublier l'horreur, ne serait-ce que quelques heures. Pourtant, le sommeil leur échappait, glissant entre leurs doigts, excepté pour Sidonie, qui restait plongée dans son inconscience. Sans échanger un mot, chacun dans ce silence lourd pensa à Isaac. Un homme qui, bien qu’il ne soit pas un variant, avait choisi de se dresser contre la même ennemie que la leur. Ils partageaient cette nuit-là un destin commun, guidés par une haine silencieuse et un désir de liberté.

Sur l’autoroute, les sirènes hurlantes et les phares lumineux des voitures de la BMRA défilaient en quête des fugitifs, la traque reprenant avec frénésie.

Quant à Isaac, il n’eut pas le temps de fuir. Les patrouilleurs de la BMRA arrivèrent peu après le début de l’incendie et ouvrirent le feu sans hésitation. Dans un ultime acte de défi, Isaac, acculé et blessé, brandit sa pelle ensanglantée vers eux, ses lèvres étirées en un sourire empli de rage et de délivrance. Alors que les balles transperçaient son corps, il hurla d’une voix qui résonna dans la nuit, les larmes aux yeux : « Liberté ! ». Un cri, un symbole, qui marqua son dernier souffle, emporté dans les flammes.

Martha Moore

Martha

Cassandre Moore

Cassandre

Elise Moore

Élise

Année 2116 | 2 novembre (passé) – 10 h 35, quartier résidentiel de Southwest Hills - Portland - Oregon

Après les terribles événements d’Helvetia la veille, le groupe se dirigea à l’aube vers Southwest Hills, un quartier au sud du centre-ville de Portland où Martha avait vécu pendant de nombreuses années avec sa famille. Une fois sur place, elle gara la voiture sur un parking, décidant qu’il était trop dangereux d’emmener ses camarades avec elle jusqu’à chez elle. Ensemble, ils mangèrent les dernières provisions qu’ils avaient, puis la jeune femme se changea, enfilant des vêtements moins abîmés pour ne pas attirer l’attention. Pendant ce temps, Sidonie restait inconsciente, même au départ de Martha.

En chemin vers sa maison, Martha sentait croître en elle l’angoisse de revoir sa mère, Élise Moore. Plus elle approchait, plus son esprit s’emplissait de scénarios possibles, chacun plus inquiétant que le précédent.

Southwest Hills, quartier résidentiel huppé de Portland, se distinguait par ses nombreuses attractions comme le Washington Park, ses sentiers de randonnée, et ses maisons de style typiquement américain. Malgré la technologie envahissante introduite par de puissantes entreprises, les habitants tenaient à préserver l’atmosphère tranquille de leur quartier, loin du modernisme impersonnel qui dominait le centre-ville et son quartier des affaires.

La maison familiale des Moore, une petite villa de style américain à deux étages sur SW Myrtle Dr, avait abrité le couple et ses deux enfants depuis des années, bien avant le départ de Martha pour HOPE, huit mois plus tôt.

À quelques pas de la porte d’entrée, Martha hésita un instant, mais se força à avancer. La porte, d’un rose pâle, semblait être le dernier obstacle entre elle et son passé. Elle inspira profondément, sachant que l’instant fatidique approchait. Elle frappa… Le temps sembla suspendu, puis la porte s’entrouvrit doucement. Élise apparut, petite femme d’une soixantaine d’années, avec des cheveux afro courts et crépus, parsemés de gris. D’abord surprise, son expression se durcit aussitôt en découvrant sa fille sur le seuil. Un regard empreint de dégoût traversa Martha de haut en bas. La jeune femme ne savait pas si sa mère allait lui claquer la porte au nez ou la laisser entrer.

  • Qu’est-ce que tu fais là ?! demanda Élise d’un ton acerbe.

  • Maman…

  • Je t’avais dit que si tu revenais devant cette porte sans te soigner, tu serais définitivement morte pour moi !

  • Je t’en prie, maman… implora Martha en retenant la porte que sa mère tentait de fermer.

  • Démone ! Je ne veux plus te voir ! Dieu t’a punie !

 

Pendant leur échange, une jeune femme d’une vingtaine d’années aux cheveux attachés arriva dans le hall, attirée par le bruit.

  • Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda Cassie, intriguée.

 

Elle resta interdite un moment en reconnaissant Martha, sa sœur. L’émotion la gagna instantanément ; cela faisait si longtemps qu’elle espérait revoir celle qu’elle croyait perdue. Contrairement à leur mère, son regard exprimait une joie mêlée de tristesse. Elle se précipita vers Martha pour l’enlacer, ce qui exaspéra davantage Élise.

  • Oh Martha…

  • Cassie

  • Tu diras à cette chose que je ne la veux pas ici ! lança Élise sèchement.

  • Maman !

  • Qu’elle disparaisse ! Elle et tous les variants ! cria Élise avant de cracher au visage de sa fille aînée et de claquer la porte.

 

​Martha resta figée un instant, ravagée par les paroles de sa mère. Elle essuya le crachat d’un revers de manche.

  • Certaines choses ne changeront jamais, murmura-t-elle, amère.

  • Viens avec moi, dit doucement Cassie.

 

Les deux sœurs contournèrent la maison pour atteindre le jardin, où un étendoir à linge, quelques chaises autour d’une table d’extérieur et une jolie piscine surélevée créaient un cadre simple et apaisant. La famille n'avait pas les moyens d’investir dans des robots domestiques, mais cet espace restait un havre de paix, protégé des regards par de hauts buissons. Cassie invita Martha à s’asseoir.

  • Tu veux boire quelque chose ?

  • Peu importe. Je n’ai pas trop de temps…

  • Je reviens vite.

 

À l’intérieur, Cassie fut accueillie par les cris de leur mère, qui lui ordonnait de rester loin de Martha. Mais Cassie, habituée aux accès de colère de sa mère, lui tint tête. Elle revint finalement avec une carafe de thé glacé et deux verres.

  • Je suis heureuse de te revoir, Martha, dit-elle en souriant.

  • Merci. Tu sembles en forme, petite sœur, répondit Martha avec un sourire sincère.

  • Je me prépare pour les examens. Tiens, prends, fit Cassie en lui tendant un verre bien rempli.

  • Merci.

 

Un silence s'installa, avant que Cassie ne reprenne, hésitante :

  • Alors, pourquoi tu es revenue ? Tu dois avoir des problèmes, non ?

  • Je préfère que tu ne saches rien, Cassie… dit Martha en évitant son regard. Je vois que les choses n'ont pas changé ici.

  • Depuis que papa est parti, maman en veut à la Terre entière… et surtout à toi.

  • Pitié, pas besoin de me le rappeler.

  • Tu m’as posé la question, je te réponds, répliqua Cassie calmement.

  • Peut-être que je n’aurais pas dû revenir. Mais je voulais m’assurer que vous alliez bien. Vous me manquez… tu me manques. Maman préférerait me voir morte, et tu aurais toutes les raisons de m’en vouloir pour ces mois d’absence…

 

Les deux sœurs restèrent silencieuses un moment, savourant ce moment rare. Cassie, qui avait tant rêvé de retrouver sa sœur, appréciait cette parenthèse dans le quotidien amer qu’elle partageait avec leur mère. Depuis le départ de leur père et de Martha, Élise s’était accrochée à Cassie comme à une bouée, tentant de la garder sous son contrôle et de l’éloigner de toute influence extérieure. Selon elle, seul Dieu pouvait les sauver, et les variants étaient un mal à éradiquer.

  • Tu sais, ce n'était pas facile depuis que tu es partie, avoua Cassie. Mais ce n’était pas ta faute, Martha.

  • Quand maman a découvert que… tu sais quoi… elle m’a rejetée. Pour elle, je suis devenue un monstre. Pourtant, elle se trompe !

  • Tu resteras sa fille, peu importe. Et moi, je resterai ta sœur.

 

Les mots de Cassie touchèrent Martha, qui sentit ses yeux s'embuer. Cassie lui prit la main avec douceur.

  • Comment tu fais pour être aussi gentille ? demanda Martha, émue. J’ai toujours eu un sale caractère et je t’en ai fait voir de toutes les couleurs…

  • Les sœurs se chamaillent, c’est normal, répondit Cassie en souriant. Parfois, on finit même par devenir un modèle pour l’autre. Et puis, papa aussi m’a appris à ne pas juger trop vite.

  • Il va bien ?

  • J'essaie de le voir souvent, mais même ça, maman me le reproche. Je crois qu'il a perdu la foi. Depuis ton départ, il s’enferme de plus en plus dans son coin. Les disputes avec maman l’ont beaucoup affecté.

 

Martha observa sa sœur cadette, admirant à quel point elle avait grandi. Elles se ressemblaient beaucoup, bien que leurs caractères diffèrent. Seul leur entêtement semblait les unir pleinement.

  • Tu as beaucoup changé, Cassie. J’aurais aimé que les choses se passent autrement.

  • Tu sais, tu pourrais revenir. On est ta famille, Martha.

  • Je ne peux pas.

  • Pourquoi ?

  • Je ne peux pas t’en parler. Et je suis un danger pour vous. Si maman me revoit, elle ira jusqu’à alerter l’agence. Et là… je serai vraiment morte.

  • Je ne la laisserai pas faire ! s’insurgea Cassie, la voix tremblante.

 

Élise écoutait derrière la fenêtre, folle de rage de voir Martha parler avec sa sœur. Elle ne supportait pas l'idée que Martha puisse corrompre Cassie, ou pire, la transformer en monstre. Ne tenant plus, elle sortit à l’arrière de la maison pour les rejoindre, son visage déformé par la haine, l’expression presque animale.

  • Qu’est-ce que tu veux, Satan ? Me culpabiliser et monter ta sœur contre moi ?!

  • C’est faux, maman ! s'écria Cassie.

  • Dieu t’a abandonnée, Martha. Tu t’es corrompue en devenant ce monstre, je ne sais même pas comment ! Je ne te laisserai pas entraîner Cassie dans ta déchéance !

  • Maman, arrête ! Tu dis n’importe quoi ! protesta Cassie, indignée.

  • Cassandre, ta sœur est un monstre ! J’ai prié, oh oui, Dieu m’en est témoin ! J’ai prié pour qu’elle se guérisse de cette... cette abomination ! Mais elle refuse la rédemption pour se vautrer dans le péché.

 

Martha se leva et se plaça face à sa mère. Leurs regards se croisèrent dans un combat silencieux, chacune défiant l'autre. Le visage de Martha exprimait un profond dégoût.

  • Tu ne sais pas de quoi tu parles, maman. Si je peux encore t’appeler comme ça… Une vraie mère ne rejette pas son enfant juste parce qu’il est différent. Je suis comme je suis, et je n’ai pas choisi ça. J’ai tout fait pour que tu m’acceptes… Tu savais que j’ai été torturée, isolée, bourrée de géno-bloquants aux effets destructeurs dans ce centre où tu m’as envoyée ?! Tu pensais que ça réglerait tout ?! Ouvre les yeux, arrête de croire aux mensonges de la presse et de la BMRA. Pour une fois dans ta vie, accepte la vérité !

  • Le Diable prend toutes sortes de formes… Même si tu as été ma fille, tu resteras un monstre, et tes mensonges te perdront. Disparais immédiatement !

  • Pas étonnant que papa soit parti à cause de toi ! Au moins, lui et Cassie m’acceptent telle que je suis.

 

Élise gifla Martha avec une telle violence que celle-ci chancela. Cassie se précipita vers elle pour s'assurer qu'elle allait bien.

  • Misérable mutante ! Ton père est parti parce qu’il refusait de voir la vérité en face. Il a toujours été faible !

  • Non, il refusait ta vérité de folle. Lui, il voit les choses comme elles sont ! hurla Martha.

  • Tu veux en prendre une autre ?!

  • Arrête, maman ! s’interposa Cassie en se plaçant devant sa sœur.

  • Laisse, Cassie, dit Martha en reprenant son souffle. Ta mère essaie juste de se dédouaner. Papa ne supportait plus qu’elle me rejette et m’envoie dans cet enfer pour me "guérir". On ne guérit pas d’être différent.

  • Regarde ce que ce monstre t’a fait, Cassie ! sermonna Élise. Le démon t’a emmenée avec lui, et je ne le laisserai pas t’entraîner plus loin !

  • Ta haine a déjà détruit notre famille, dit calmement Martha, résolue.

 

Élise, furieuse, sembla sur le point de frapper à nouveau, mais elle se retint au dernier moment, face à la supplique de Cassie. Elle tourna les talons et s’enfuit dans la maison, haletante, en sueur, comme en transe. Martha, la joue endolorie, refusa de rentrer dans la maison pour se soigner, et Cassie revint seule avec un linge rempli de glaçons.

  • Merci, murmura Martha.

  • Je suis vraiment désolée pour tout ça, dit Cassie, honteuse.

  • Ce n’est pas ta faute, tu sais bien comment elle est…

  • Ça va être difficile de lui faire entendre raison.

  • Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, soupira Martha.

  • C’est vrai… Oh, tu veux que j'appelle papa ?

  • Ça risquerait de la rendre encore plus folle s’il vient ici.

  • Alors on pourrait lui rendre visite ?

  • Oui, mais il faut que je le prévienne. Je ne suis pas seule.

  • Comment ça ? demanda Cassie, surprise.

  • Rejoins-moi à cette adresse dans deux heures, répondit Martha en lui glissant un papier. Ne dis rien à personne, surtout pas à elle. Tu es la seule en qui j'ai confiance, Cassie.

 

Martha prit sa sœur dans ses bras, puis s’éloigna rapidement dans la rue, comme pour échapper à un danger invisible. Elle ne pouvait pas abandonner les autres membres du groupe ; ils avaient besoin de repos avant de reprendre leur route vers HOPE.

Cassie l’accompagna jusqu’à une rue plus loin pour que leur mère ne puisse pas surprendre leur conversation. Ensemble, elles s’éloignèrent de la maison, prêtes à organiser une rencontre discrète avec leur père, Ahmadi Moore.

Sidonie Wallorn

Sidonie

Martha Moore

Cassandre

Lucas Roselys

Lucas

Ahmadi Moore

Ahmadi

Hannah Galaway

Hannah

Martha Moore

Martha

Année 2116 | 2 novembre (passé) – 12 h 50, SW Bancroft, près de l'Église Sainte-Elizabeth of Hungary Catholic, quartier Homestead, Portland - Oregon

 

Sidonie reprit connaissance avec difficulté, tandis qu’Hannah appliquait des compresses et du désinfectant sur la plaie de Lucas. Il laissa échapper un râle de douleur quand le produit toucha sa peau. Malgré tout, le sourire calme d’Hannah restait intact, réconfortant. Sidonie, elle, sentit soudain que la chaîne de son pendentif avait disparu de son cou.

  • Merde, où est-il ?! Où est mon pendentif ?! murmura-t-elle, paniquée, les yeux éblouis par le soleil.

  • Hé, Sidonie, calme-toi ! Tout va bien, tenta de la rassurer Hannah.

  • Je l’ai gardé quand tu t’es évanouie, avoua Lucas en sortant le pendentif de sa poche. Le voici.

 

Sidonie poussa un soupir de soulagement, ses mains tremblantes récupérant précieusement le pendentif. Pour elle, perdre cet objet, c'était comme perdre une protection essentielle. Elle le remit autour de son cou d'un geste rapide, son souffle reprenant peu à peu un rythme apaisé.

Elle ferma les yeux un instant, consciente que sa réaction pourrait sembler excessive à Hannah et Lucas. Lorsqu’elle les rouvrit, elle adressa à Lucas un sourire reconnaissant, comme entre amis qui se soutiennent dans l'adversité. Pourtant, Lucas s’interrogeait sur l’influence de ce catalyseur, se demandant si cet objet, qui permettait au don de Sidonie de se manifester, n'était pas aussi la source de ses tourments. Peut-être, pensa-t-il, qu’elle gagnerait à s’en séparer pour vivre en paix, comme lui.

  • Merci, à tous les deux, dit-elle doucement, le regard empreint de remords.

  • C’est plutôt à nous de te remercier, répondit Hannah.

  • Comment ça ? demanda Sidonie, surprise.

  • Tu nous as tous sauvés avec ton don temporel. Sans toi, on ne serait plus là, à cause de… enfin, je préfère ne pas prononcer son nom.

  • Lucas… Je suis désolée. Je t'avais promis que tout irait bien si on restait ensemble. Pardonne-moi.

  • Je survivrai, dit Lucas avec un sourire amer. Comme l’a dit Pixy, c’est grâce à toi.

  • J’ai fait ce que j’ai pu. Au fait, où est Maria ? Et… que s'est-il passé après que j'aie perdu connaissance ?

 

Hannah lui expliqua en détail les événements suivant la stase temporelle : l'arrivée d'Isaac, ce qu'il avait fait à Ludlow, leur fuite. Sidonie écoutait, stupéfaite. Elle réalisa que sa stase avait permis à Isaac d’intervenir à temps et de leur sauver la vie. Elle lui murmura un remerciement silencieux, espérant qu’il soit encore en vie, même si elle en doutait.

Le groupe n’avait cependant pas le temps de s'attarder. Martha manquait à l’appel, et rester sur place n’était pas une option. Sidonie mangea le dernier biscuit avec le peu d’eau qui restait. Ils se trouvaient sur un immense parking découvert. Elle sortit de la voiture pour sentir la fraîcheur de l’automne sur son visage. Le soleil lui apportait un apaisement bienvenu. Hannah et Lucas la rejoignirent, aspirant tous deux à changer de vêtements, à prendre une douche, à retrouver le confort d’un lit, même pour quelques heures.

  • Vous ne m’avez pas dit où est partie Maria ? rappela Sidonie.

  • Elle nous a demandé une heure. Je pense qu’elle voulait voir un membre de sa famille pour demander de l’aide, expliqua Hannah.

  • C’est risqué, pour elle comme pour nous, répondit Sidonie, soucieuse.

  • Sans doute. Mais je crains qu’on n’ait plus beaucoup d’options…

 

Elle se tourna vers Lucas, qui évitait son regard.

  • J’ai quelque chose pour toi, Lucas. Viens, on va dans la voiture, dit-elle d'un ton mystérieux.

  • Qu’est-ce que tu racontes ?

  • Ne discute pas, suis-moi.

 

Elle se dirigea vers le coffre et en sortit un objet métallique d'un gris anthracite, fait d’adamantium, un matériau rare et précieux. Le catalyseur, soigneusement façonné, mesurait une trentaine de centimètres. Son sommet formait une sphère pâle enchâssée dans un anneau, conçue pour canaliser l’énergie du porteur. Elle le tendit à Lucas, qui le fixa un instant avant de comprendre. Il savait que cet objet avait été forgé à Arras, probablement par sa mère, au vu des riches finitions sur le métal d'adamantium. Le jeune homme trouva l'objet magnifique, et la sphère émit une petite lueur semblable à un rayon lumineux échappant de l'obscurité. Les trois pointes étaient dangereusement tranchantes, rappelant à Lucas qu'il disposition d'une arme et non d'une simple décoration fonctionnelle. 

Après quelques instants, le catalyseur éveilla en lui des souvenirs douloureux, liés à des événements qu’il espérait enterrer depuis longtemps, après les horreurs de NickroN. Cet objet représentait, concrètement, sa condition de variant.

Une chaleur intense se propagea dans son bras, mais, pris de panique, il laissa tomber le catalyseur sur le sol du véhicule.

  • Non, Sid'…

  • Tu sais ce que c’est, Lucas. Tu vas en avoir besoin, ne serait-ce que pour te défendre.

  • Qui t’a donné ça ?! demanda-t-il, bouleversé, connaissant déjà la réponse.

  • Ta mère nous l’a envoyé, répondit-elle.

  • Ma mère… ! grogna-t-il en frappant le siège avec rage. Bon sang, je suis sûr que c'est Jane qui l'a obligé !

  • Qu’est-ce qui te met dans cet état ?

  • Tu ne comprends pas… personne ne comprend. Ma mère, Jane, NickroN… Ils veulent faire de moi un soldat, un héros ! Mais ce n’est pas moi, Sidonie, je ne suis pas ce genre de personne. Je n’en veux pas.

  • Prends-le, insista Sidonie. Tu te persuades de ne pas en avoir besoin, mais tu te trompes. On l’a bien vu cette nuit… Tu es trop vulnérable sans ton don. Tu ne devrais pas avoir peur de ce que tu es. Tu comprends ?

 

Elle lui tendit le catalyseur à nouveau, sa main irradiant de chaleur. Hésitant, Lucas recula, conscient que s’il l'acceptait, il devrait l’avoir avec lui en permanence. Il revit les images de la veille, se remémora Ludlow et la menace qu’ils avaient affrontée. Il aurait pu les sauver… Sidonie avait dû intervenir pour leur éviter la mort. Accablé par la culpabilité, il finit par saisir l’objet, qui lui parut plus léger que son ancien catalyseur.

  • Pour nous défendre, murmura-t-il.

  • Oui, juste pour nous défendre. Promis.

  • C'est encore un coup de Jane, elle va me rendre la vie impossible avec ça !

  • Je sais… Elle m’a un peu forcée la main.

  • Que veux-tu dire ? Elle t’a fait pression pour me retrouver ? demanda Lucas.

  • D’une certaine façon, répondit Sidonie, évasive. Mais je ne regrette rien. Pas une seconde.

  • Sérieusement, elle ne changera jamais. Quand j'étais enfant, elle s'immisçait déjà dans ma vie et celle de mes parents, constamment. Et qu’est-ce qu’elle t’a promis pour que tu me retrouves ?

  • De m’aider à retrouver Kahlan… répondit Sidonie, avec émotion.

  • Je comprends… Je n’osais pas te demander où il était. Désolé.

  • Ne t’en fais pas, Lucas.

  • Alors, tu devais me retrouver en échange de Kahlan. Comme une transaction…

  • Ne dis pas ça, répondit-elle doucement en se rapprochant. Tu comptes pour moi, Lucas. J’espère que tu le sais.

  • Si tu le dis… C’est beaucoup d’un coup. Merci, Sidonie. Sans toi, je serais probablement mort depuis longtemps, et pas qu’une seule fois. Je vais essayer d’être à la hauteur.

  • Fais-le, Lucas. Assume ce que tu es ! 

 

Hannah toqua sur la vitre pour attirer leur attention. Sidonie baissa la vitre pour voir Martha approcher. Son visage fermé laissait deviner que quelque chose de grave s'était passé. En voyant Sidonie réveillée, elle esquissa un léger sourire.

  • Salut. J’ai trouvé un endroit où on pourra se reposer.

  • Ah oui ? Où ça ? demanda Hannah, intriguée.

  • Chez mon père, répondit Martha.

  • Ton père ? fit Sidonie, une pointe d'inquiétude dans la voix.

  • Oui, c’est notre seule option. Il nous aidera.

  • Mais ça pourrait être dangereux, autant pour lui que pour nous, objecta Hannah.

  • Tu proposes quoi d'autre ? répliqua Martha, agacée. Pas question de passer une autre nuit dans cette voiture au risque de nous faire repérer. Et ce n’est pas seulement l’Agence qui rôde dans les parages, tu le sais très bien !

  • Bon, d’accord, concéda Hannah. Je n’ai pas d’alternative, je voulais juste éviter d'impliquer ta famille, c’est tout.

  • C’est gentil, Pixy, mais on n’a pas le choix. Et on doit aussi retrouver ma sœur quelque part en chemin.

  • Ta sœur… Cassie ? demanda Sidonie, un peu surprise.

  • Oui. Et on va devoir abandonner cette voiture, elle est trop voyante.

  • Ça me va, acquiesça Sidonie sans hésitation.

 

À ce moment-là, une petite voiture rouge s’arrêta à quelques mètres d’eux. Cassandre, la sœur de Martha, leur fit un signe de la main avant de s’approcher du groupe. Elle balaya le groupe du regard, observant Hannah, Sidonie et Lucas, qu’elle sembla trouver mignon malgré la situation. Martha, quant à elle, scrutait les alentours, guettant tout signe de menace ou d'indiscrétion. Elle n’avait pas l’intention de perdre de temps ici, les présentations attendraient qu’ils soient en sécurité chez leur père.

  • Voici Cassandre, ma sœur. Cassie, je te présente Lena, Pixy et Omaël, fit Martha rapidement, consciente de l’urgence.

  • Sympas les pseudos, fit Cassandre avec un sourire amusé. Et… je suppose que vous êtes... ?

  • Oui, coupa Sidonie, presque machinalement.

  • Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien ! les rassura Cassandre.

  • J’ai parlé à Papa tout à l’heure, expliqua Martha. Je pense qu’il n’est pas dans son meilleur état… Je préfère que tu sois là, Cassie.

  • Encore… soupira Cassandre en pensant à leur père. Bon, on y va ?

  • Attends-nous un peu plus loin, dans la rue suivante, s'il te plaît.

  • Mais…

  • Pas de discussion, Cassie ! Fais ce que je te dis, et tout se passera bien ! trancha Martha d’un ton ferme.

 

Hannah monta dans la voiture, à l’abri des regards, et entreprit de changer les plaques d’immatriculation pour brouiller les pistes. Elle profita de l’occasion pour réduire la taille de leurs sacs, manipulant habilement leurs effets pour qu’ils paraissent moins encombrants. Pour parfaire leur camouflage, elle utilisa également son don pour atténuer temporairement les blessures visibles sur le visage de Lucas. Ce dernier prit soin d’attacher discrètement son catalyseur à sa ceinture, sécurisé par un anneau métallique.

Le groupe se scinda ensuite en deux, chacun montant dans la voiture de Cassandre à quelques minutes d’intervalle pour ne pas attirer l’attention. La voiture, compacte, offrait un confort relatif. Hannah, Lucas et Sidonie se retrouvèrent serrés à l’arrière, tandis que Martha prit place à côté de sa sœur. Elle observa Cassandre, visiblement nerveuse, au volant. Bien que ses mains crispées trahissent son stress, Martha savait que sa sœur les mènerait sans encombre jusqu’à leur destination dans le quartier de Homestead, là où vivait leur père, Ahmadi Moore.

Retiré de la paroisse de l'Église évangélique, Ahmadi Moore avait déménagé après son divorce et le départ de Martha, trouvant refuge dans une petite maison modeste à la périphérie de la ville. Il avait tenu à rester proche d'une église pour chercher une forme de paix dans la prière et le recueillement, cherchant à expier son incapacité à sauver ni sa fille aînée ni son mariage. Sa dévotion trouvait un écho à l’église Sainte-Élisabeth, à quelques pas de chez lui. C’était un homme bon et bienveillant, du moins en apparence. Mais aujourd'hui, ruiné et seul, il s’abîmait dans l'alcool et les paris en ligne, ces "vices" qu'il avait autrefois tant condamnés. Seule Cassandre, sa fille cadette, parvenait parfois à le sortir de ses ténèbres, le visitant régulièrement malgré les remontrances de sa mère.

Sa maison, d’une simplicité presque crue, était envahie de bouteilles d’alcool vides, de restes de repas en décomposition et d’une vieille télé allumée en permanence, unique compagnon de ses nuits blanches. Au premier coup frappé à la porte, Ahmadi émergea difficilement de son sommeil alcoolisé, ses tempes battant au rythme d’un mal de tête persistant. Avec sa tête mal rasée et ses traits tirés par la fatigue et les excès, il peinait à se lever de son vieux canapé affaissé. Vêtu d’un débardeur blanc tâché et d’un pantalon en mauvais état, il se traîna jusqu’à la porte, perturbé par les coups insistants.

  • Qui est là ? grogna-t-il d'une voix rauque.

  • C’est moi, Papa. Ouvre, s'il te plaît, fit Cassandre à travers la porte.

 

L’homme mit quelques secondes à déverrouiller la porte, l’esprit encore embué. Il s’attendait à voir Cassandre, mais l’apparition de Martha, entourée de trois inconnus, le laissa interdit, se demandant un instant s’il n'était pas victime d’une hallucination.

  • Martha ?! C’est bien toi ?

La jeune femme s'approcha de lui, l’enlaçant doucement. Ahmadi était le seul membre de sa famille à l’avoir soutenue, le seul à avoir pris sa défense avant son envoi forcé dans le centre de reconditionnement. Elle sentit l’odeur forte d’alcool et de transpiration qui émanait de lui, mais elle s’en moquait. Elle était là pour lui. Derrière elle, la maison exhalait un parfum de renfermé et de désolation, renforcé par les volets clos et l’éclat terne de la télévision. Un crucifix et une Bible trônaient sur une petite table près de son fauteuil, seuls témoins d’une vie passée, vouée à la foi. La vision de cette scène lui inspira un pincement au cœur, un mélange de tristesse et de culpabilité.

  • Tu es revenue ! Je suis tellement heureux, murmura Ahmadi en la serrant un peu plus.

  • Moi aussi, Papa. Comment tu vas ?

  • Comme tout vieux qui se respecte ! plaisanta-t-il, avant de remarquer ses compagnons. Et eux, c’est… ?

  • Des amis. On a besoin de ton aide, comme je te l’ai dit au téléphone. On peut entrer ? demanda-t-elle, jetant un regard inquiet autour d’elle.

  • Ah, oui, bien sûr… Pardon pour le désordre, j'ai oublié de... de ranger.

  • Ne t’inquiète pas pour ça, Papa, je vais m’en occuper, répondit Martha en les invitant d’un signe de tête.

Malgré ses vices, Ahmadi accueillit ses invités sans montrer de gêne apparente face à l’état lamentable de son domicile. Les deux sœurs, suivies de Sidonie, Hannah et Lucas, entrèrent prudemment, mal à l’aise face à cette désolation palpable. Ils restèrent silencieux, par respect et surtout parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix.

Ahmadi n’avait pas toujours été cet homme brisé. Jadis, il était un pasteur respecté, un homme de foi dévoué aux autres. Mais le déchirement de sa famille et le départ forcé de Martha avaient été un coup fatal dont il ne s’était jamais relevé, malgré les efforts de Cassandre pour le soutenir.

Il les invita à s'asseoir, mais Martha et Cassandre déclinèrent poliment, laissant la place à leurs compagnons. Ceux-ci prirent place par respect, déplaçant discrètement des objets pour libérer un peu de place. L’atmosphère était lourde, presque suffocante, mais Ahmadi semblait étrangement indifférent. Il s’installa sur son vieux canapé, prenant une bouteille vide comme pour se donner contenance, avant de fixer ses invités, le regard perdu.

  • Alors, mes petites chéries, que me vaut cette visite inattendue avec vos amis ?

  • Martha est venue nous voir ce matin chez maman, indiqua Cassandre.

  • Hum, je suppose que ça n’a pas dû être facile avec cette vieille folle.

  • Non. Et je ne souhaite pas parler de ce sujet maintenant, Papa, parlons d'autre chose, s’agaça Martha.

  • Hum, oui, mais d’abord, voulez-vous boire quelque chose ? Je n’ai que de la bière à vous offrir, avoua-t-il avec nonchalance à cette heure aussi matinale.

  • Je vais m’en occuper, lâcha Martha sèchement.

 

Lucas, Sidonie et Hannah déclinèrent poliment l’offre, affichant un sourire gêné. Ils auraient préféré de l’eau. Martha se leva et entreprit de laver quelques verres récupérés dans l’amoncellement de vaisselle sale, pour leur servir de l’eau en bouteille — que son père ne touchait que rarement, sauf pour prendre ses médicaments. Le robinet semblait peu engageant.

Ahmadi observa attentivement chacun des invités, posant particulièrement son regard sur Lucas, qu’il supposait être le petit ami de l’une de ses filles. Il remarqua aussi la beauté de Sidonie et d’Hannah. Un long silence s’installa dans la pièce, brisé uniquement par le bruit de la télévision.

  • Et dans quelques instants, en direct sur FedNews, l’exécution publique des variants ayant attaqué et tué plusieurs civils lors d’un braquage à Atlanta il y a deux semaines, annonça le présentateur. Catherine, avons-nous des réactions des familles des victimes ?

  • Ici, c’est la cohue, cher Thomas, répondit la journaliste. Près d’un millier de personnes sont rassemblées autour de la prison d’Atlanta, gardée par les unités d’intervention de la BMRA. Nous avons recueilli quelques réactions de familles :

  • À MORT ! À MORT ! MORT AUX VARIANTS ! criaient des voix. Qu’ils meurent tous, qu’on les traque et qu’on les jette en prison. Ils sont tous coupables !

  • Catherine, il semble que les manifestants réclament ces exécutions.

  • En effet. Comme vous pouvez le voir, l’exécuteur, mandaté par la BMRA, vient d’attacher les condamnés au peloton d’exécution. D’après mes informations, tous auraient refusé l’injection létale. La sentence sera exécutée dans quelques instants. Les familles des victimes attendent derrière une paroi vitrée. La tension est palpable ici. Le juge relit l’acte d’accusation, et l’exécuteur attend l’heure exacte.

  • Variants et humains, Sandra Whittle, Alan Parr, Olivia Richards, Casey Hart, vous avez été condamnés à mort pour terrorisme et complicité. La sentence sera exécutée, et justice sera rendue. Un dernier mot ?

  • … Liberté !

 

Des tirs éclatèrent, transperçant les condamnés et faisant éclater leurs vêtements, leurs crânes et leurs torses, tandis qu’une clameur malsaine d’applaudissements retentissait en fond sonore. Martha éteignit la télévision, outrée et choquée, tout comme ses camarades et Cassandre, incapables de supporter cette scène d’horreur diffusée en direct. Comment les médias osaient-ils montrer de telles exécutions à une heure de grande écoute ? La BMRA semblait apprécier de rendre ces images publiques pour dissuader d’autres variants de se rebeller ou d’encourager les humains à soutenir leur cause.

Ahmadi, quant à lui, restait silencieux. Il n’aimait pas que la télévision s’éteigne, peu importe le programme.

  • Rallume cette télé, Martha.

  • Non. On doit discuter.

  • Bon. Tes amis ont perdu leur langue ? Ils ont des prénoms ?

  • Je m’appelle… Lena.

  • Lena ? C’est un joli prénom.

  • Et moi Pixy.

  • Et toi, jeune homme ?

  • Omaël.

 

Ahmadi sourit en entendant le prénom de l’ange gardien Omaël, qui lui rappela quelques souvenirs de ses prêches à l’église. Il savait qu'il ne s'agissait que de pseudonymes, mais ce n'était pas la première fois qu'il rencontrait des personnes cachant leur véritable identité.

  • Ravi de vous connaître. Vous savez, Martha n’avait pas beaucoup d’amis dans sa jeunesse. Je suis content pour toi maintenant !

  • Papa…

  • Moi, c’est Ahmadi, arrêtez avec « Monsieur », ça ne me rajeunit pas. Je présume que vous avez des problèmes avec l’Agence ?

  • Eh bien…, commença Hannah avec hésitation.

  • En quelque sorte, coupa Martha.

  • Vous êtes tous variants ?

  • Oui, avoua Hannah.

  • Hum…, grogna-t-il en dodelinant de la tête.

  • On a besoin de se cacher quelques jours, Papa. Je t’en ai parlé hier. On ne te dérangera pas.

  • Oui, oui, je m’en souviens maintenant. Mais tu sais bien que je ferai tout pour t’aider, ma chérie. Et tes amis aussi. Je n’ai rien contre les variants, vous savez, je considère ces personnes comme des humains à part entière. Dieu aime chaque créature sur cette Terre !

  • C’est… vraiment appréciable de votre part, Ahmadi, si je peux me permettre, osa Hannah.

  • Gardez la foi, mes enfants, dit-il en se remémorant des prêches d'un passé lointain. Mais je manque à mon devoir d'hospitalité. Vous devez vous nourrir et vous reposer. Je vais faire quelques courses avec ta sœur, Martha.

  • Je vais te donner de l’argent et mettre un peu d’ordre ici. En revanche, vous ne devez rien dire de notre présence, à personne. On s’installera tous les quatre dans la petite chambre.

  • Non, Martha, pas question. Vous partagerez les deux chambres, tu sais bien que je dors ici, sur le canapé. Et le jeune homme dormira sur l’autre banquette. À la guerre comme à la guerre ! Petit, j'espère que tu sais jouer aux cartes et que tu tiens l'alcool, sourit-il en direction de Lucas.

  • Euh…, hésita Lucas, peu enthousiaste à l’idée de ce programme.

  • Non, Papa, je resterai avec toi, trancha Martha, mettant fin au malaise de Lucas.

  • Comme tu veux. Je vais me changer, et après nous y allons, Cassie.

 

L’homme se leva difficilement, raidi par quelques rhumatismes non soignés, soutenu par sa fille cadette, qui assistait silencieusement aux échanges. Puis, il se dirigea vers une autre pièce. Pendant toute la conversation, Cassie n’avait cessé de fixer Lucas, ce qui le mettait mal à l’aise. Le jeune homme s’efforçait d’éviter son regard.

Martha examina le contenu du frigo, ne trouvant que des bocaux en verre avec de la nourriture périmée ou moisie. Elle se tourna alors vers sa sœur et, en croisant leurs montres, lui transféra une somme d’argent suffisante pour couvrir les courses et le loyer pendant plusieurs mois.

Une fois Cassie et Ahmadi partis, Martha invita ses camarades à prendre un peu de repos dans les deux chambres au fond du couloir. Lucas choisit celle de gauche, la chambre d’Ahmadi, tandis qu’Hannah et Sidonie prirent celle de droite. Dans la pièce de Lucas, la chaleur était étouffante malgré l’automne, et l’odeur de renfermé lui piquait le nez. Il ouvrit légèrement la fenêtre pour aérer, découvrant une pièce encombrée d’objets, de meubles et d’affaires entassés de manière chaotique. Déposant son catalyseur sur le lit, il abandonna sa pudeur et retira sa veste, son pantalon et sa chemise, restée étrangement « propre » grâce à Hannah. Puis, épuisé, il s’allongea sur le lit et s’endormit rapidement.

Une heure plus tard, Sidonie vint vérifier s’il allait bien, repensant à ce cauchemar si réel où son ancienne propriétaire le menaçait. Elle resta immobile à la porte, l’observant avec bienveillance. Il dormait profondément depuis un moment, et dans la pénombre, elle distinguait seulement sa respiration lente et régulière. Il semblait vulnérable et paisible, une main posée contre son cœur, l’autre près de son visage.

La jeune femme se rappela de ces nuits où elle se contentait de regarder Kahlan dormir et respirer tranquillement. En revenant à Lucas, elle esquissa un petit sourire, satisfaite de le voir confortablement installé dans le lit de leur hôte, qu’il n’utilisait plus.

Hannah s’approcha de Sidonie, partageant son regard vers le jeune homme endormi. Sidonie sentit soudain une méfiance monter en elle à l’égard de sa camarade. Quel était son véritable but ? Cette question résonnait en elle comme une alerte invisible, lui signifiant de rester sur ses gardes.

  • Tu l’apprécies beaucoup, à ce que je vois, murmura Sidonie à Hannah.

Cette dernière ne s’attendait pas à une telle remarque de la part de son amie et balbutia, surprise.

  • J’admets qu’il revient de loin, et je ne peux pas te cacher qu’il a un petit quelque chose. Mais… ce n’est peut-être pas le moment, répondit Hannah, visiblement désireuse de changer de sujet.

  • C’est toujours le moment d’être humain. Je préfère te prévenir : fais attention à ne pas laisser tes sentiments prendre le dessus avant que les choses ne tournent mal.

  • De quoi parles-tu, Sidonie ? demanda Hannah, déconcertée.

Sidonie hésita un instant, sentant une légère vibration dans son pendentif. Mais celle-ci cessa presque aussitôt, la laissant déstabilisée.

  • On en reparlera demain. Il est tard, répondit Sidonie pour toute explication.

 

Sidonie retourna dans la pièce principale, un peu désolée d'avoir été si directe avec Hannah. Ses doutes étaient devenus trop lourds à contenir, car elle sentait qu'Hannah essayait quelque chose avec Lucas.

Elle trouva Martha en train de faire le ménage à la vitesse de l'éclair, usant de son don de vélocité. Sidonie, qui n’avait pas sommeil après avoir dormi la nuit précédente suite à son évanouissement, ressentait le besoin de s'occuper pour chasser ses pensées. Après quelques minutes, Martha interrompit son mouvement effréné en remarquant Sidonie, immobile dans l'encadrement de la porte.

  • Ça doit être pratique de se déplacer à la vitesse de l’éclair, on ne perd pas de temps, lança Sidonie d'un ton léger pour détendre l’atmosphère.

  • Tu n’étais pas censée dormir ? demanda Martha de son ton habituel.

  • Je tenais à te remercier, Martha…

  • Me remercier ? Pour quoi ?

  • Pour ta collaboration malgré nos différences de points de vue et de méthodes, répondit Sidonie. Grâce à ça, on a pu mener la mission à bien…

  • Qui n’est pas terminée, répliqua Martha, avec un ton martial et détaché.

 

Sidonie remarqua que Martha semblait fatiguée, et que ses yeux exprimaient une mélancolie qu'elle n'avait jamais vue auparavant. L'altercation avec sa mère, Élise, l'avait visiblement beaucoup affectée, même si Sidonie n'en savait rien.

  • Et si tu allais te reposer, Martha ?

  • Tu as raison, j’en ai besoin. Mais je serais plus tranquille si tu pouvais monter la garde pendant quelques heures. Je ne suis pas sereine. Des voisins nous ont peut-être vus, et ma mère pourrait nous dénoncer. Je n’ai pas confiance.

  • D'accord, tu peux compter sur moi, répondit Sidonie, déterminée.

  • Merci, Sidonie. Bonne nuit.

 

Martha se dirigea alors vers la chambre où Hannah dormait et s’endormit à son tour rapidement. 

Pendant ce temps, Sidonie continua de ranger et nettoyer pendant deux bonnes heures, rendant les lieux plus vivables. Elle trouvait là un moyen d'occuper son esprit, de se plonger dans des tâches simples pour éviter de penser à Kahlan. Elle cherchait peut-être, inconsciemment, à justifier ses choix passés et les raisons qui l’avaient poussée à fuir dans un autre espace-temps.

Un pressentiment envahit Sidonie alors qu’elle s’occupait de terminer le ménage. Elle décida d’aller vérifier si Lucas dormait toujours dans la chambre de leur hôte, craignant qu’il ne profite du repos du groupe pour tenter de s’enfuir. En ouvrant la porte, elle fut saisie par la fraîcheur de la pièce, qui rendait l'air moins vicié qu’auparavant. Rassurée, elle aperçut Lucas, grelottant dans le lit, apparemment pris dans un terrible cauchemar.

Dans ce rêve oppressant, une faible lumière éclairait une pièce carrée sans fenêtre, plongeant le reste dans l’obscurité. Lucas, bien plus jeune, était suspendu par les poignets à une chaîne qui pendait du plafond. Vêtu seulement d'un pantalon déchiré, et en sueur, il tremblait de peur, la bouche sèche et le ventre tiraillé par la faim. Autour de lui, une silhouette indéfinie tournait, son visage masqué par l’obscurité. Quand Lucas tenta de se tourner, une main puissante le maintint en place. L'inconnu fumait une cigarette et lui ordonna de rester immobile avant de dérouler un fouet en cuir. Lucas l'implora de ne pas lui faire de mal, mais l'inconnu lui accorda la permission d'hurler lorsque la douleur deviendrait insoutenable. Il marcha quelques pas. Puis, d'un coup sec, le fouet s’abattit sur lui. Lucas hurla de douleur, se penchant en avant, écrasé par la souffrance. Son bourreau semblait savourer la douleur qu’il infligeait, tandis que Lucas le suppliait d'arrêter, la respiration saccadée, le cœur battant à tout rompre. Le tortionnaire ne scarifiait pas seulement la chair du jeune homme, il voulait atteindre quelqu'un d'autre...

Soudain, Lucas poussa un cri déchirant, se tordant de douleur comme si la cicatrice sur le bas de son bassin se ravivait. Sidonie se précipita près de lui. En état de choc, Lucas tournait la tête dans tous les sens, les bras en position de défense. Sidonie prit son visage entre ses mains, incapable de prononcer un mot, les larmes aux yeux en réalisant qu’il revivait un souvenir cauchemardesque. Elle l’enlaça, caressant l’arrière de sa tête pour l’apaiser. Lucas, encore tremblant, murmurait sans cesse : « Il va me tuer… »

La présence apaisante de Sidonie finit par le calmer. Elle proposa de rester à ses côtés jusqu’à ce qu’il se rendorme, et elle le couvrit d’une épaisse couverture. Épuisé, Lucas sombra peu à peu dans un sommeil morne et sans rêve.

Quelques heures plus tard, Cassie et Ahmadi revinrent avec des provisions et divers produits pour leur séjour. Ahmadi, surpris, peinait à reconnaître son habitation désormais rangée, lumineuse et aérée – tout ce qu’il détestait. Mais, au lieu de faire une remarque, il remercia Sidonie chaleureusement pour ses efforts. Après avoir déposé les courses, Cassie s'excusa, expliquant qu'elle devait retourner chez leur mère, qui s’était inquiétée de sa longue absence.

Martha Moore

Martha

Cassandre Moore

Cassandre

Elise Moore

Élise

Année 2116 | 14 novembre (passé) – 7 h 52, quartier Southwest Hills, Portland - Oregon

Les jours s’étaient enchaînés sans fin pour Sidonie depuis leur arrivée chez le père de Martha. Chaque journée se répétait comme un rituel monotone et pesant, qui finissait par exaspérer chacun d'entre eux. Pendant les repas, Ahmadi était souvent le seul à parler, partageant des anecdotes sur sa vie de pasteur. Il glissait aussi quelques confidences sur l’enfance turbulente de Martha, ou encore sur les variants qu’il avait aidés à s’échapper vers des endroits plus sûrs. Jamais, cependant, il n’évoquait les véritables raisons de son alcoolisme, préférant minimiser ses démons malgré l’inquiétude de ses filles. Néanmoins, même en ayant un peu trop bu, Ahmadi restait bienveillant, sans jamais déborder de l’affection qu’il portait à sa famille et à leurs invités.

Chacun avait des tâches assignées, et personne ne devait sortir. Les volets restaient à demi baissés, enfermant l’ambiance dans une sorte de huis clos oppressant, comme une prison. Ainsi, personne à l’extérieur ne pouvait deviner que la maison d’Ahmadi abritait plusieurs occupants clandestins.

Les relations entre Lucas et Martha étaient tendues. La jeune femme peinait à lui faire confiance, voyant en lui quelqu'un qui semblait complaisant dans sa faiblesse. Elle ne manquait pas de faire remarquer à Hannah son agacement face à l’attitude protectrice, presque maternelle, qu'elle adoptait envers Lucas. Ce n’était pas la première fois que Martha observait sa camarade se rapprocher ainsi des nouveaux venus dans leur groupe. Sidonie, quant à elle, devait souvent intervenir pour apaiser les tensions, même si elle partageait les craintes de Martha.

Cassie, la sœur cadette de Martha, venait régulièrement leur rendre visite, apportant des courses, des affaires, et de nouveaux vêtements. Elle se montrait serviable et désireuse d’aider, même au risque de se faire repérer par la BMRA. Bien qu’elle ait un petit ami, elle n’hésitait pas à taquiner Lucas, tentant de le faire rougir avec quelques sous-entendus. Hannah, Cassie, et Sidonie s’amusaient de le voir rougir et perdre ses moyens sous leurs plaisanteries. Cela lui permettait d'oublier le contexte, et de s'ouvrir aux autres tout en restant prudent.

Le matin du 14 novembre 2116, Martha s’était levée avant tout le monde pour peaufiner les préparatifs de leur départ. Elle avait passé plusieurs jours à étudier minutieusement les itinéraires possibles, les hôtels et les magasins où les contrôles anti-variants seraient plus cléments. Avec les lois de plus en plus strictes et le climat hostile envers les variants, ces précautions étaient devenues nécessaires. Martha nota toutes les informations importantes sur un document détaillé.

Elle réveilla Hannah et Sidonie, puis entra dans la chambre de Lucas sans ménagement, allumant la lumière pour le tirer de son sommeil. Lucas râla d’être réveillé si brusquement, mais Martha, fidèle à son franc-parler, lui ordonna de se préparer rapidement, le menaçant de le faire courir en sous-vêtements derrière la voiture s’il tardait trop. Elle ne parvenait toujours pas à accepter que Lucas puisse un jour devenir membre à part entière de HOPE, doutant de son caractère et de son courage pour les missions de la section Alpha.

Au moment du départ, Martha ressentit une profonde tristesse qu'elle tenta de masquer. Quitter son père et sa sœur lui brisait le cœur, consciente qu’elle ne les reverrait peut-être plus. Mais pour leur sécurité, elle devait partir pour HOPE et continuer à œuvrer contre la BMRA, répondant à l’appel de Jane et de leur cause commune.

Alors que Cassie rangeait quelques provisions dans le petit placard de la cuisine, Martha remarqua les larmes silencieuses de sa sœur.

  • Tu pleures à cause de maman ? demanda-t-elle en s’approchant doucement.

  • On s’est disputées ce matin… Elle se doute que je t’aide, mais elle ne sait pas où tu es… Elle m’a ressorti ses discours sur les mutants et le châtiment divin, et elle m’a menacée de prévenir l’Agence si je continuais à te voir.

  • Tu crois qu’elle l’a fait ? Cassie, sois honnête.

  • Je ne sais pas, répondit Cassie en se retournant, les yeux rougis. Je suis désolée qu’elle te traite comme ça…

  • Ne t’excuse pas pour elle, rassura Martha en l’attirant dans ses bras.

  • Quand tu es partie, il m’est arrivé de penser comme elle, avoua Cassie, la voix brisée. Je t’en ai voulu de refuser les traitements… Je t’en ai voulu, à toi, aux mutants… J’ai eu tort, et je suis tellement désolée.

 

Les deux sœurs, blotties l’une contre l’autre, restèrent ainsi un moment. Martha lui murmura qu’il n’y avait rien à pardonner et l’encouragea à être forte. Un jour, tout irait peut-être mieux, même si, au fond d’elle, elle savait que l’espoir était mince. Elle essuya les larmes de sa sœur et lui adressa un sourire doux avant de partir.

  • Il ne faut pas désespérer, dit-elle pour tenter de la réconforter. Et puis toi, tu n’es pas une variante ; ils ne t’embêteront pas, même notre satanée mère…

 

Cassie esquissa un léger sourire.

  • Je vais rentrer, sinon elle risque de faire appel à l’armée.

 

Martha acquiesça, puis embrassa tendrement sa sœur comme si c’était la dernière fois. Un frisson la parcourut, mais elle l’ignora.

  • Je t’aime, petite sœur, dit-elle doucement.

  • Je t’aime, Martha, répondit Cassie avec la même tendresse.

 

Cassie observa sa sœur et Martha crut déceler dans son regard une tristesse profonde. La jeune femme embrassa ensuite son père, endormi sur le canapé, puis quitta les lieux.

Elle gara sa voiture dans l’allée de sa maison. Cassie avait un pressentiment inquiétant ; sa dernière discussion avec sa mère avait été rude et douloureuse. Alors qu’elle approchait de la porte d’entrée, son téléphone sonna. Un numéro inconnu. Elle pensa immédiatement à Martha.

  • Allô ?

  • Cassie, c’est moi.

  • Un problème ?

  • Non, nous sommes sur le départ et… je voulais juste t’entendre encore un peu.

  • Oh, c’est adorable, Mart… Désolée, je ne peux pas trop parler, elle me regarde bizarrement.

  • D’accord. Je te donnerai des nouvelles quand je pourrai. Prends soin de toi et de Papa.

  • Je ferai ce que je peux. Ne t’inquiète pas…

  • Je dois y aller, petite sœur. Je te l’ai déjà dit tout à l’heure, mais je t’aime, tu le sais.

  • Moi aussi, je t'aime, Maria.

 

Elle raccrocha et glissa son téléphone dans son sac, le sourire aux lèvres après avoir entendu les mots de sa sœur aînée.

En arrivant sur la pelouse de la maison, Cassie aperçut sa mère, qui attendait devant la porte, regardant autour d’elle. Inquiète, Cassie posa une main sur l’épaule de sa mère, qui évitait son regard.

  • Maman, qu’est-ce qui t’arrive ?

  • Où est Martha ? Tu l’as vue ? J’ai appelé l’Agence. Ils arrivent.

  • QUOI ! Qu’est-ce que tu as fait ?!

  • Je les ai appelés, Cassie ! Pour notre salut… C’était la meilleure chose à faire. Dis-leur où elle est, et tout ira mieux.

 

Un homme apparut alors derrière elles, vêtu d’une longue veste noire, les mains derrière le dos.

  • Mademoiselle Moore ? demanda-t-il calmement.

 

​Cassie se retourna, déstabilisée.

  • Que…

  • De la part de l’Agence, dit l’homme en coupant court.

 

D’un geste sec, il sortit son arme et visa le front de Cassie. Avant qu’elle ne puisse réagir, il appuya sur la gâchette, et la balle traversa sa tête. Elle s’effondra aussitôt. Élise, stupéfaite, contempla sa fille au sol, son visage et son chemisier tachés de sang. Tremblante, elle porta les mains à son visage, réalisant que c’était bien le sang de Cassie. En voyant le corps inerte, elle recula et poussa un cri d’horreur.

L’Agence venait de tuer sa fille cadette, croyant peut-être atteindre Martha, la fugitive. L’esprit d’Élise se brisa ; elle se jeta sur le corps de Cassie en hurlant de désespoir. Des agents d’intervention arrivèrent pour sécuriser les lieux. Élise, refusant de lâcher le corps, fut finalement maîtrisée et attachée à une civière, le visage pétrifié par le remord et le chagrin. Les seuls mots qui lui échappèrent furent : « Cassandre… »

Elle vivrait avec ce remord et la perte de sa fille pour le restant de ses jours.

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Sidonie Wallorn

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Lucas Roselys

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