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FedNews

Chapitre 4 : « Une question de temps »

Année 2116 | 16 novembre – 08h30, QG HOPE, Santa Monica, Los Angeles - Californie

Le 16 novembre, Sidonie prit une douche comme un rituel quotidien. Elle ouvrit sa porte, vêtue de sa jolie robe rouge à ceinture noire, son pendentif autour du cou et son badge dans la poche. Elle ne remarqua aucun mouvement dans la pièce à vivre, à l’exception du son de la télévision. Rien non plus dans la cuisine ou dans le jardin près des baies vitrées. Était-elle seule à présent ? Elle commença à croire qu’ils étaient tous partis sans la prévenir. Sidonie se dirigea vers la cuisine pour préparer un petit-déjeuner rapide, sans prêter attention aux images de la télévision holographique qui montrait le générique d'une grande chaîne d'information nationale.

Sidonie Wallorn

Sidonie

Hannah Galaway

Hannah

Martha Moore

Martha

  • Bonjour à toutes et à tous, ici Catherine O'Hara pour l'interview FedNews. Mais d'abord, nous nous rendons en Oregon, où une femme a été tuée et une autre grièvement blessée. La personne décédée serait une variante.

  • Oui, en effet, Catherine. D’après la police, la femme décédée est une variante recherchée pour terrorisme. Nous ne savons pas encore si l’autre personne blessée est une complice. L’Agence de Recherche des Mutations Biologiques (BMRA) est intervenue et a voulu rappeler à la population d’être très vigilante face à la dangerosité des variants.

  • Merci, Thomas. Monsieur le sénateur McBlock, bonjour. Vous êtes le chef de file des étatistes au Sénat. Quel est votre avis concernant les méthodes de la BMRA ?

  • Madame O'Hara, notre parti a toujours été clair : nous ne tolérerons aucunement que des individus, tels que les variants terroristes, puissent menacer la sécurité de nos concitoyens. Ainsi, je ferai mon possible pour que le Sénat fédéral vote des lois plus strictes face aux récalcitrants et laisse l’Agence faire son travail ! Il est intolérable de laisser ces gens en liberté. Les fédéralistes sont pour ces mutants ; ils se sont trompés et sont aussi mortifères que ceux qui menacent notre paisible pays.

  • Nos téléspectateurs ont répondu à notre sondage : 93 % sont d’accord pour des méthodes plus expéditives contre les mutants rebelles.

  • Nos concitoyens savent très bien que leur sécurité est ce qui compte le plus. Je me conforterai dans l’idée que nous défendrons les honnêtes citoyens de la Fédération.

  • Êtes-vous donc favorable à la généralisation de la discrimination sélective, comme certains l'appellent ?

  • Chère Catherine, nous mettons tout en œuvre pour favoriser le vivre-ensemble. Cependant, il est naturel que les honnêtes citoyens souhaitent se protéger, eux et leurs proches. Il me semble normal de savoir si la personne en face de soi est un variant ou non. Nous l’avons déjà inscrit sur les documents d’identification pour que nos forces de l’ordre sachent à qui elles ont affaire, exactement comme pour un casier judiciaire.

  • Et dans les faits, sénateur McBlock ?

  • Toutes nos villes devront généraliser les scanners de détection des variations génétiques, afin que ceux qui le souhaitent puissent choisir en toute connaissance de cause d’accueillir ces mutants dans leurs commerces ou restaurants. Nous pourrions également, si cela s’avère pertinent, limiter leur accès aux lieux publics.

  • Selon vous, tous les mutants sont dangereux ?

  • Monsieur Lektar, avez-vous déjà rencontré ou côtoyé des mutants ? La plupart des individus que j’ai rencontrés n’étaient pas fréquentables. Il faut arrêter avec cette conception naïve qui veut croire que nous pouvons tous vivre en harmonie. Nous devons assurer notre intérêt suprême, qui est de vivre en sécurité ! Cela dit, nous ne sommes pas des monstres sanguinaires, comme nos détracteurs, ces fédéralistes démocrates, veulent le faire croire. Nous sommes favorables à la généralisation des géno-bloquants, qui font disparaître les particularités de ces mutants. C’est l’objectif de l’Agence, que nous remercions pour son travail incroyable sur le terrain et pour sa campagne de géno-blocage à grande échelle dans plusieurs États. Nous allons travailler pour que les honnêtes êtres humains puissent vivre paisiblement, sans peur !

 

Sidonie avait écouté le discours de ce politicien avec un certain dégoût. Les questions sécuritaires, notamment celles concernant les variants au sein de la société, prévalaient sur les libertés fondamentales, avec le consentement passif de la population depuis plusieurs années. Elle soupira, se disant que le géno-blocage pourrait peut-être être la solution pour vivre comme tout le monde. Cette pensée s'estompa aussitôt lorsqu'une porte s'ouvrit près des réfrigérateurs, menant apparemment à une cave. Martha et Hannah entrèrent toutes les deux, surprises de trouver Sidonie après tant de jours de silence. Martha affichait un visage fermé à la vue de la jeune femme, tandis qu'Hannah se montrait plus joyeuse.

  • Oh, bonjour Sidonie, dit Hannah avec un sourire, alors que Martha restait silencieuse.

  • Hum. Bonjour, répondit Sidonie, mal à l'aise, ne sachant quoi dire ou faire.

 

Le silence lourd de Martha accentua l’inconfort de Sidonie. Après un bref échange de regards froids, Martha prit la parole, sa voix teintée de reproches :

  • Enfin tu te montres, ce n’est pas trop tôt ! Je te signale qu’on a perdu beaucoup de temps pour la mission, lança-t-elle en s’asseyant à la table, tout en ouvrant son veston.

  • Allez, ne sois pas trop dure, intervint Hannah. Nous sommes tous passés par ces moments...

  • Parle pour toi, Hannah. Il paraît que tu pleurais comme une gamine quand ils t’ont ramenée ici, grommela Martha en se servant un verre d’eau.

  • Tu n’es pas obligée d’être aussi cruelle, Martha !

 

Sidonie, loin de se sentir coupable d’avoir pris du temps pour elle, resta impassible. Elle savait que Jane ne lui en tenait pas rigueur et que personne d'autre à HOPE ne semblait lui reprocher son retrait temporaire. Mais elle commençait à se persuader que sa relation avec Martha ne serait jamais simple. En revanche, elle sentait que Hannah pourrait jouer un rôle de médiateur, son attitude étant beaucoup plus amicale. Il y avait d’ailleurs quelque chose d'intrigant chez la jeune femme blonde, une sensation que Sidonie n’arrivait pas encore à expliquer.

  • C’est vrai, dit finalement Sidonie, fixant Martha. Le temps n’est pas une contrainte pour moi.

  • Tu as une solution ? demanda Martha avec scepticisme

  • J’ai une idée, oui, mais d’abord, j’aimerais pouvoir prendre mon petit-déjeuner tranquillement. Nous ferons les choses à ma manière

  • Pas question, rétorqua Martha. Je préfère savoir ce que tu as en tête avant que nous nous retrouvions dans des ennuis. Ici, on élabore un plan ensemble, étape par étape.

  • Martha arrête…, murmura Hannah, tentant de calmer la situation.

  • Quoi ? s’énerva Martha, fusillant Hannah du regard. J’obéis aux ordres de Jane, mais si on doit collaborer avec cette fille qu’on ne connaît même pas, je refuse de me lancer dans une mission à l’aveugle qui pourrait échouer. Sidonie disparaît plusieurs jours, puis sort soudain avec un plan sans qu’on sache quoi que ce soit, et on devrait attendre qu’elle ait pris son petit-déjeuner ? Je n’y crois pas !

 

Sidonie, sentant la tension monter, prit une profonde respiration, mais garda son calme. Elle se préparait à répondre à cette attaque frontale, tout en sachant que ce conflit avec Martha ne serait pas résolu facilement.

Hannah voulut intervenir, mais elle savait que tenter de calmer Martha serait futile. La jeune femme avait la réputation d’être têtue et brutale, jamais du genre à édulcorer ses propos. Tous à HOPE la voyaient comme une personne franche et fonceuse, tant dans ses paroles que dans ses actions.

L'atmosphère devint de plus en plus électrique. Sidonie comprenait maintenant qu'elle ne gagnerait pas la sympathie de Martha facilement. Prenant une grande inspiration, elle termina sa tasse de café, puis saisit une pomme sur le comptoir avant de s’asseoir à la table.

  • Tu me prends pour une incapable ? demanda Sidonie, la voix pleine de défi, irritée par l'attitude de Martha.

  • Oui, et je préférerais ne pas être tuée par une incapable qui va me diriger, répliqua Martha en se levant et en s’approchant de Sidonie.

 

Sidonie se redressa, affrontant le regard de Martha.

 

  • Va dire ça à Jane alors, répliqua-t-elle calmement. Ce n’est pas moi qui ai décidé qui viendrait avec moi ou non, et je doute que tu oses remettre en question ses ordres. Et sois sûre d’une chose : si Jane m’a confié cette mission, c’est parce qu’elle sait que j’en suis capable. Tu feras quoi si Lucas refuse de venir ? 

  • Je m’occuperai de lui, à ma façon, répondit Martha avec un sérieux glacial, prête à en découdre.

  • Et tu parles de plan foireux ? Sidonie la fixa intensément. Il ne vous connaît pas. Pourquoi te suivrait-il gentiment ? Je te préviens, je refuse qu'on le blesse d'une quelconque manière. »

  • T'es incroyable. Ici, c’est la vraie vie. Nous avons pour ordre de ramener ton Lucas de gré ou de force. Ses états d'âme, je m'en fiche, tout comme les tiens, ma petite.

 

Martha recula, son regard toujours défiant.

  • Alors vas-y, parle. Tu as eu assez de temps pour réfléchir dans ta chambre.

L'échange tendu entre les deux femmes continuait de peser sur l'ambiance, et Sidonie savait qu'elle n'avait pas fini d'affronter la méfiance de Martha.

Sidonie prit une longue gorgée de son café, appréciant l’amertume sans ajout de sucre ni de lait, un geste qu’elle considérait comme un sacrilège. Le café, devenu rare dans certains États, restait un de ses plaisirs coupables. Devant elle, Martha se tenait debout, les mains fermement posées sur le dossier d’une chaise, tandis qu’Hannah, visiblement mal à l’aise, jouait machinalement avec une mèche de ses cheveux blonds.

  • Jane nous a donné trente jours pour retrouver Lucas à Seattle, commença Sidonie. Il nous faudra du temps pour le localiser, et ce temps, nous n’en avons plus. La seule solution est d’en gagner en revenant dans le passé.

 

Hannah écarquilla les yeux, surprise par l'idée.

 

  • On va retourner dans le passé ?

  • Retourner n'est pas le bon terme, expliqua Sidonie. Nous allons revivre les vingt derniers jours pour profiter de ce délai supplémentaire. Cela nous donnera le temps de faire la route de Los Angeles à Seattle et de trouver Lucas.

  • Ça n'a aucun sens, répliqua Martha en fronçant les sourcils, sceptique.

  • Oui, c’est dingue, répliqua Sidonie, agacée, comme de parcourir mille huit cents kilomètres pour chercher une personne qui ne veut pas être retrouvée. Si nous partons aujourd'hui sans ce stratagème, on n’y arrivera jamais à temps.

  • Et accélérer le temps, ça ne marche pas ? demanda naïvement Hannah.

 

Sidonie secoua la tête.

 

  • Impossible. Le futur n’est pas encore écrit, il est trop variable à cause de l’infinité de choix qui influencent nos actions. Ça ne nous aiderait pas. Ce que nous devons faire, c'est sortir du site pour lancer le processus.

 

Martha explosa.

 

  • À l’extérieur ?! Tu te fiches de nous, là ?! On se montrerait au grand jour ? Autant se peindre variant sur le front et se présenter directement devant le siège de la BMRA !

 

Sidonie la fixa, impassible.

  • Non, si nous faisons ça ici, nous risquons de nous croiser nous-mêmes dans le passé. Cela créerait un paradoxe, et HOPE nous repérerait instantanément. Elle déclencherait l’alerte, ou pire, imagine que la BMRA soit déjà infiltrée ici… ce serait notre mort assurée. Il ne faut jamais créer de paradoxe. Les conséquences seraient trop graves. Vous voulez tomber dans le coma ou carrément disparaître de la réalité ? 

  • On évitera, répondit Hannah, visiblement inquiète.

L'atmosphère se chargeait d'une tension palpable. Sidonie savait que ce plan, aussi risqué soit-il, était leur seule chance.

 

Martha n'était visiblement pas convaincue par le plan de Sidonie. Son regard, lourd de reproches, exprimait clairement son scepticisme. Elle tira une chaise bruyamment pour s’y asseoir, tandis que Sidonie continuait de couper tranquillement sa pomme en morceaux qu'elle portait à sa bouche.

Le silence fut finalement rompu par Hannah, qui cherchait à adoucir l’atmosphère tendue.

  • Et une fois qu’on est dans le passé, on fait quoi ?

 

Sidonie répondit sans lever les yeux.

  • La première chose, c’est de ne pas se faire repérer. Il faudra rester invisibles, éviter de parler à qui que ce soit, sauf en cas de nécessité absolue. Et surtout, pas de transports publics. L’identité est systématiquement contrôlée.

 

Hannah sembla réfléchir à cela, avant de proposer timidement :

  • Nous pourrions “emprunter” une voiture. Je pourrais la modifier temporairement, juste assez pour qu’on passe inaperçues.

  • Vous oubliez que les routes sont surveillées, intervint Martha, toujours méfiante. Et certaines villes instaurent des couvre-feux nocturnes.

  • C’est vrai, acquiesça Sidonie. Il faudra prévoir des arrêts fréquents, trouver des hôtels discrets où passer la nuit, préparer des provisions et surtout ne pas attirer l’attention. Sarah nous a donné plusieurs informations utiles à ce sujet, non ? Jane vous a-t-elle dit autre chose ?

  • Elle a dit qu’on ne devait pas être tendres avec ce mec s'il refuse de coopérer, lança Martha d'un sec, abrupte comme toujours.

  • Pas ça encore..., murmura Hannah, visiblement inquiète.

 

Sidonie fronça les sourcils, sentant que quelque chose lui échappait.

  • Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit exactement ?

  • Elle nous a proposé une idée qu’on t’expliquera plus tard, répondit Martha en fixant Sidonie avec intensité, presque avec défi. Moi, je pense que c’est une perte de temps. Et je te le dis franchement : si jamais je remarque que tu cherches à nous fausser compagnie ou à nous trahir, tu n’auras pas le temps de fuir, ma belle.

  • Fais ce que tu veux, dit Sidonie en haussant les épaules, lasse de cette confrontation stérile.

 

Elle avait compris le message : Martha ne faisait pas confiance, et ce serait long avant qu’elle ne lui accorde le moindre crédit. Il était inutile de prolonger cet échange tendu. Martha se leva brusquement de sa chaise, puis, en utilisant son don de vélocité, quitta la pièce en un éclair, laissant un léger courant d'air derrière elle.

Hannah, toujours immobile, semblait profondément embarrassée par le comportement de sa camarade. Martha, malgré son tempérament difficile, ne pouvait jamais atteindre le degré de froideur et de calcul de Jane.

Sidonie termina sa tasse de café avant que le silence ne soit à nouveau rompu par Hannah, qui s’excusa doucement.

  • Je suis désolée.

  • Pourquoi ? fit-elle, surprise.

  • Elle est comme ça avec les nouvelles personnes à HOPE, soupira légèrement Hannah, visiblement mal à l'aise. Ce n’est rien de personnel. Martha était proche de Drew, malgré les apparences. Même si elle refuse d’en parler, je crois que ça l’a terriblement affectée. Si tu lui laisses un peu de temps, ça ira peut-être mieux.

  • Oui, HOPE m’a montré le portrait de Drew et des trois autres, acquiesça Sidonie en pensant aux visages qu'elle avait vus grâce à HOPE.

 

Hannah semblait particulièrement touchée en repensant à ses anciens camarades disparus.

  • C’est vraiment difficile à supporter. Je connaissais bien Drew et Satine.

  • C’est pour ça que je m’attache peu aux gens, répliqua Sidonie avec une pointe d’amertume. Quant à Martha, elle se méfie de moi, et je le comprends. À sa place, je ferais pareil. Toi, par contre, tu as l’air plutôt joviale et avenante.

 

Un sourire apparut sur le visage de Hannah, adoucissant son expression. Ses fossettes ressortaient lorsqu’elle souriait, ce qui lui donnait un air encore plus charmant.

  • Ah, oui, c’est mon tempérament optimiste, dit-elle en riant doucement. C’est peut-être ça, ma particularité : être gentille avec les autres, plutôt que de rester dans mon coin à broyer du noir en pensant à mes problèmes ou à ma petite personne. Je le vois comme une qualité.

  • Une qualité bien rare aujourd’hui, répliqua Sidonie, esquissant un mince sourire. Fais juste attention, sinon tu risques de finir déçue par des personnes aux mauvaises intentions.

 

Hannah resta silencieuse un instant, puis posa une question qui semblait lui trotter dans la tête depuis un moment, depuis cette réunion où le nom de Lucas avait été mentionné.

  • Tu as connu Lucas ?

  • Ouais, aux deux NickroN, répondit-elle en hochant la tête. La dernière fois que je l'ai vu, j'avoue ne pas l'avoir reconnu tout de suite. Il avait renié son véritable nom d'origine, mais il semblait plus mature, plus sûr de lui, contrairement à notre première rencontre à NickroN en 2103.

  • C'est génial, en plus tu as connu les deux NickroN ! s'exclama Hannah, visiblement impressionnée. Je n’ai jamais eu la chance d’y aller. Mes parents ont toujours refusé que je dise à quiconque que je suis une variante.

  • Je les comprends. N’oublie pas que l’institut a été détruit plusieurs fois.

  • Oui, je le sais, fit-elle mélancolique. Elle hésita un instant avant de demander : Tu peux me décrire Lucas ? Si je dois user de mes dons d'illusions, j'ai besoin de le connaître davantage.

 

Sidonie esquissa un léger sourire en repensant à ce qu'Hiro avait dit à Hannah lors de leur première réunion concernant son attirance pour les jeunes hommes blonds. Elle se tourna vers Hannah avec un regard taquin.

  • Tu le trouves mignon, c'est ça ?

 

Hannah rougit légèrement, déconcertée par la question.

  • Hum, comment dire… il a l’air charmant, balbutia-t-elle, visiblement mal à l'aise. Mais j’ai vraiment besoin d’informations, s’il te plaît.

  • Je comprends, répondit Sidonie, reprenant son attitude habituelle. Lucas n’est pas déplaisant à regarder. Ce qui est marquant chez lui, c’est sa gentillesse, cette bonté peu commune. Il est loin d’être comme certains garçons arrogants avec un égo démesuré. Au contraire, c’est quelqu’un de sincère, discret, qui préfère rester en retrait. Il a toujours eu du mal à s’affirmer, surtout après tout ce qu’il a traversé. Mais tu vas voir, tu auras la chance de le découvrir par toi-même.

  • J'ai un peu le tract à vrai dire, avoua-t-elle en baissant les yeux, un peu gênée.

  • Ne t'en fais pas, il te suffit d'être naturelle avec lui comme avec moi, et tout se passera bien. Je dois le convaincre de nous rejoindre de son plein gré, et non par la force. 

 

Hannah acquiesça, ses doutes s’évanouissant légèrement. Mais elle changea soudain de sujet, une lueur d’inquiétude dans les yeux.

  • Dis-moi, c’est dangereux les voyages dans le temps, non ? Il paraît que ça finit par te rendre folle ?

 

Sidonie s'arrêta un instant, réfléchissant à la meilleure façon de répondre.

  • Seulement si on en abuse, commença-t-elle. Le problème, c’est que tu perds toute notion de ce qui est réel. Le cerveau humain n’est pas fait pour expérimenter plusieurs réalités. Il essaie de tout remettre en ordre avec des schémas logiques, mais ça devient de plus en plus difficile. Tu sais, quand tu rêves, ça te semble réel jusqu’à ce que tu te réveilles. Les voyages dans le temps effacent cette distinction, et tu te retrouves à ne plus savoir si tu es éveillée ou non…

  • Est-ce que ça t’arrive à toi ? Est-ce que c’est dangereux pour toi ? demanda Hannah, une expression inquiète parcourant son visage.

  • Nous vivons dans un monde dangereux, Hannah. Mais j’ai appris à maîtriser mon don toute seule et à être vigilante face aux imprévus. Ne t’en fais pas, tout se passera bien.

 

Elle lui sourit chaleureusement, essayant de la rassurer, avant de se lever pour se diriger vers la cuisine. Elle jeta les restes de sa pomme dans le compartiment à recyclage et lava sa tasse dans l’évier, prenant un moment pour se recentrer. La mission approchait, et elle devait se préparer. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de se demander où étaient passés les autres membres du groupe et pourquoi ils étaient partis si brusquement.

Jeanne Roselys

Jane

Illyria Roselys

Illyria

Walter Penfrom

Walter

Hiro Hawk - Nolan

Hiro

Année 2116 | 16 novembre – 09h20, dans un gratte-ciel à Los Angeles - Californie

Jane avait donné des instructions claires à HOPE : la prévenir immédiatement dès que Sidonie, Hannah et Martha quitteraient la maison, de quelque manière que ce soit. En tant que cheffe de la section Alpha de Los Angeles, il était normal qu’elle se tienne informée de l’évolution de cette mission cruciale. Jane comprenait aisément que Sidonie aurait besoin de remonter dans le passé pour gagner du temps, raison pour laquelle elle laissait sa nouvelle recrue agir à sa guise. La brusquer ne ferait que la braquer, et Sidonie avait, elle aussi, un caractère bien trempé.

Une nouvelle journée débutait à Los Angeles, marquée par une météo plutôt clémente, même si la température plus fraîche obligeait les habitants à se couvrir un peu plus. Jane se trouvait dans un bureau temporaire, situé dans un gratte-ciel du centre-ville, à la demande de la BMRA. Il était trop risqué pour elle de continuer à travailler depuis HOPE.

Cependant, quelque chose la tracassait : Illyria de Roselys, sa descendante directe, et mère de Lucas, n’avait toujours pas répondu à son dernier message. Ce silence prolongé était-il normal ? Avait-elle été capturée ? Jane n’en savait rien et cela l’inquiétait.

Avant d’accéder à son bureau, il fallait passer devant Hiro et Walter, deux de ses hommes de confiance qui montaient la garde à l’entrée, prêts à réagir au moindre signe de trouble. Bien que Jane sache se défendre elle-même, la présence de ces deux agents était une sécurité supplémentaire face à l’imprévisible.

Non loin de là, dans un autre bureau, Sarah travaillait à pénétrer des fichiers confidentiels de la BMRA. Jane lui avait confié la mission d’analyser certaines données génétiques, l’invitant à la prévenir si quelque chose lui semblait suspect ou exploitable pour leur Projet. En général, Sarah ne quittait que rarement la maison, préférant la sécurité, mais elle aurait aimé être davantage sur le terrain, comme ses collègues qui risquaient leur vie à chaque instant.

L'immeuble où se trouvait Jane paraissait vide, mais en réalité, il abritait des centaines de robots-téléconseillers, chargés de démarcher les honnêtes citoyens pour le compte d'entreprises commerciales. C’était un immense bâtiment de cent quarante étages, équipé d’un réseau de sécurité informatique à la pointe de la technologie. Les serveurs quantiques de l’agence, parmi les plus puissants au monde, garantissaient la confidentialité des données. La décoration épurée, presque futuriste, combinait des néons, des sculptures abstraites, et un mobilier sobre aux tons pâles ou sombres. Si l’architecture vitrée offrait une impression de transparence, l’ambiance devenait rapidement oppressante, avec des couloirs interminables et impersonnels, envahis par un silence monacal.

Un portier sonna alors depuis la réception pour informer Jane de la présence d'une dame.

Jane regarda l’écran de sa caméra. La femme portait un imperméable beige, tenait un parapluie rouge et cachait ses yeux derrière des lunettes sombres. Ses cheveux, vraisemblablement blonds, étaient dissimulés sous un foulard en soie bleue. Même si elle était difficilement reconnaissable, Jane la reconnut immédiatement.

 

  • Laissez-la monter, ordonna-t-elle calmement. Puis, elle appuya sur le bouton qui la reliait à ses gardes du corps, Leon et Smell. J’ai une mission pour vous, leur dit-elle.

  • Oui, madame, répondirent-ils à l’unisson.

  • Restez vigilants lorsque mon invitée arrivera. Assurez-vous de sa sécurité et veillez à ce qu'aucune menace ne pénètre le bâtiment.

Les ascenseurs du bâtiment étaient d'une rapidité impressionnante, propulsant leurs passagers au quatre-vingt-unième étage en moins de dix secondes sans en ressentir le moindre effet indésirable.

Hiro et Walter attendaient à l'arrivée. Vêtus de costumes cintrés et de cravates, ils affichaient une allure impeccable, tandis que Walter dissimulait ses yeux derrière des lunettes sombres. Lorsque l'inconnue entra, elle retira son foulard, sa veste, ainsi que ses lunettes de soleil. Les deux hommes savaient déjà qui elle était et la saluèrent avec une légère révérence, une marque de respect pour son ancien rang aristocratique de l'Empire Europa et son lien de parenté avec Jane.

Cependant, un détail les intrigua : comment une femme censée avoir une cinquantaine d'années pouvait-elle paraître si jeune ? Son visage n'en trahissait pas plus de trente-cinq. Ses cheveux blonds ondulaient jusqu’à ses épaules, et ses yeux turquoise évoquaient les eaux cristallines des tropiques. La mère de Lucas dégageait un charme indéniable, rappelant celui de Jane, mais d’une manière plus douce et moins ostentatoire.

Jane observait toute la scène à travers la caméra installée au sommet de la porte séparant les deux pièces.

 

  • Est-ce vraiment nécessaire ? s'exaspéra-t-elle, visiblement agacée.

  • Je crains que oui, madame, répondit Hiro avec respect.

  • Allez, qu'on en finisse, lâcha la femme, l'air impatient.

Hiro procéda alors à la fouille du sac de la visiteuse et utilisa un détecteur pour s'assurer qu'elle ne portait ni mouchard, ni arme. La sécurité primait toujours, même avec des invités de marque. En fouillant, Hiro trouva un objet métallique dans le sac de la femme. Mais Jane, toujours prévoyante, avait déjà été informée de sa présence obligatoire.

Tout se passait comme prévu, mais l’atmosphère restait tendue.

Une fois le contrôle de sécurité terminé, Hiro invita la visiteuse à entrer dans le bureau de Jane, où cette dernière allumait une nouvelle cigarette. Les deux femmes, toutes deux comtesses de la famille Roselys, s’exprimèrent en néo-français, leur langue maternelle.

  • Bienvenue, Illyria Mathilde Cécilia de Roselys et d’Artois. C’est une joie de te revoir en privé, ma chère fille, entama Jane avec une froideur calculée.

  • Heureuse de te revoir, mère, répondit Illyria avec respect. Tous les descendants de Jane l’appelaient ainsi par commodité, bien que l'usage du mot "mère" portait une connotation plus formelle qu'affective. 

 

Jane la toisa avant de reprendre, un brin critique :

  • Je n’aime pas votre coiffure, Illyria. De mon temps, les femmes avaient les cheveux longs.

  • Les temps ont changé, malheureusement, rétorqua Illyria, marquant son désaccord sans chercher à le dissimuler.

 

Jane plissa les yeux, son ton devenant plus acéré.

  • Devrais-je oublier les convenances dues à votre rang de comtesse, sachant que vous avez perdu votre titre par la Cour impériale d’Europa ? Comment avez-vous fait pour rester libre ?

  • Je ne vous apprends rien. J’ai été accusée à tort et j’ai perdu mon procès. Mais vous êtes sûrement déjà au courant, comme toujours. Quant à ma liberté, j'ai mes propres ressources. Cela dit, je me doute bien que vous avez dû intervenir à distance, non ? demanda-t-elle en marquant une pause. Mais je doute que vous m'ayez fait venir à Los Angeles pour me parler de cette affaire.

 

Jane esquissa un sourire fin et sans chaleur.

  • En effet, Illyria, vous avez raison. Je ne vous ai pas convoquée pour parler de votre échec. Désirez-vous boire quelque chose pour célébrer une heureuse nouvelle ?

  • Un jus de fruit, si vous en avez. Quelle nouvelle exactement ? demanda Illyria, soudain méfiante.

 

L'ancêtre d'Illyria ouvrit un compartiment caché dans le mur. Des bouteilles de différents alcools, forts ou légers, étaient soigneusement alignées. Elle se servit un verre de bourbon et tendit un verre de jus de fruit à sa descendante.

  • Le mot 'célébrer' est peut-être exagéré. C’est à propos de votre fils, Lucas.

 

Les yeux d'Illyria s'agrandirent de panique.

  • Lucas ?! Vous l'avez trouvé ? Il va bien ?! s'exclama-t-elle avec angoisse.

  • Du calme, Illyria, tempéra-t-elle en levant sa main. Il vous faudra encore patienter. J’ai confié à l’une de mes nouvelles recrues la mission de le retrouver et de le ramener ici, à Los Angeles.

  • Qui ça ? demanda Illyria, sur ses gardes.

  • Une jeune femme que vous avez croisée à NickroN, répondit Jane, esquissant un sourire énigmatique. Elle a connu votre fils, et j’ai jugé qu’il se laisserait plus facilement convaincre par elle plutôt que par un agent inconnu ou, pire, si je m’en chargeais personnellement.

 

Illyria n’osait pas imaginer les conséquences d’une telle possibilité. Elle savait que Lucas détestait Jane, et qu’il aurait tout fait pour fuir à nouveau s'il voyait son ancêtre. Mais le nom de NickroN réveilla en elle une vague de souvenirs douloureux. Elle avait côtoyé ce premier institut à une époque où elle était amnésique, suite à l’assassinat brutal de son mari devant les yeux de leur fils. Elle avait fui grâce à l’aide de Jane, et lorsque ses pouvoirs commencèrent à causer des problèmes, les médecins décidèrent de l’envoyer à NickroN en 2103. Là-bas, elle avait retrouvé la mémoire, notamment grâce à Joy Will, une professeure de l’institut. C’est aussi là qu’elle apprit que Lucas s’y trouvait, ainsi que son demi-frère Ludovik. Tout aurait pu se terminer paisiblement, si Lucas n’avait pas été enlevé par un ennemi redoutable, même pour Jane.

  • Et comment vont nos chers Backusse et Thimoty Will ? demanda Jane d'un ton presque désinvolte.

  • D’après les dernières nouvelles, ils se portent bien.

  • De braves enfants. Mais contrairement à vous, ils sont restés avec leur mère jusqu'à la fin

Backusse et Thimoty Edouardo Will étaient les enfants de la célèbre Joy Will, une figure respectée chez la plupart des variants. Malheureusement, elle était morte peu de temps après avoir mis au monde sa fille cadette, dans des circonstances jamais éclaircies. Illyria serra les poings sous la table, mais elle choisit de ne pas réagir à la pique acerbe de Jane.

  • J’espère que votre agent arrivera à le retrouver, reprit-elle d'un peu un peu plus calme, alors que l'inquiétude perçait dans sa voix.

  • Elle se montrera utile, du moins je l’espère. Seul le temps nous le dira, répondit Jane, comme si elle prophétisait l'inévitable.

  • Je suis soulagée d’entendre cela, répondit Illyria, malgré une angoisse toujours palpable. Lucas est mon unique enfant. Je veux qu’il soit en sécurité. Merci… vraiment.

 

Il était facile de ressentir l'émotion qui émanait d'Illyria, une mère désespérée de revoir son fils, ce garçon qui avait coupé les ponts avec sa famille depuis longtemps. Le père de Lucas, John Milton, avait été tué alors que Lucas n'était qu'un adolescent, et comme si cela ne suffisait pas, leur maison fut attaquée par un commando armé. La relation entre mère et fils était devenue tendue, presque hostile, après le remariage d'Illyria avec Patrick de Cissey, un roturier sans scrupules, dont la cupidité et l'apparence repoussante dégoûtaient même Jane. Il n'aimait ni Lucas, ni ce qu'il représentait, et ne s'intéressait qu'à l'argent d'Illyria.

Jane, cigarette en main, avala une grande gorgée de son verre. Son regard perçant traversait la pièce comme une lame, et sa posture imposait à la fois respect et crainte à ceux qui ne la connaissaient pas bien.

  • Je comprends votre désir maternel, dit-elle en expirant un nuage de fumée. Mais votre gratitude est prématurée. Ne vous réjouissez pas trop vite de ces nouvelles, car vous ne repartirez pas avec Lucas.

  • Pourquoi ? Vous comptez en faire un de vos agents ? demanda Illyria, sa voix trahissant un mélange de choc et de désespoir.

  • Je fais le nécessaire pour le ramener parce que je le dois, Illyria. Jane ignora la question avec une froideur calculée. Trop de temps a été gaspillé dans des querelles et des fuites absurdes. Malgré tout, il m'importe... d'une certaine manière. Vous devrez vous contenter de cela. Lucas est autant mon descendant que votre fils, et je ne tolérerai pas qu'il se volatilise encore une fois. Mais ne vous méprenez pas, ajouta-t-elle avec un sourire glacial, je ne suis pas là pour réparer vos erreurs ou restaurer l'harmonie familial.

 

Elle posa son verre à moitié plein sur la table, tandis qu'Illyria restait figée, ses mains tremblantes autour de son propre verre presque intact. L'enjeu de cette conversation et l'avenir de son fils pesaient lourdement sur ses épaules, mais elle savait qu'aucune protestation n’aurait d’effet sur Jane. L’expérience et l’autorité naturelle de son ancêtre ne laissaient aucune place à la rébellion.

Pour Illyria, la vie de Lucas était ce qui comptait le plus. Il était sa seule motivation pour continuer dans ce monde brisé, et elle ne pouvait qu'espérer que cette mission aboutirait, même si cela signifiait accepter des décisions qui lui brisaient le cœur.

  • Êtes-vous vraiment certaine qu'il faille le transformer en soldat, en espion, ou je ne sais quoi à votre service, Jeanne ? demanda Illyria, la voix pleine de doutes. Il a déjà traversé tant d'épreuves douloureuses...

 

Jane, irritée par ce qu'elle percevait comme une faiblesse, répliqua sèchement :

  • Comme vous et moi, si je puis me permettre, lança-t-elle d'une voix acerbe. Il est grand temps de cesser de lui trouver des excuses, Illyria. Je ne tolérerai plus vos commentaires sur mes décisions. Lucas me rejoindra, que cela lui plaise ou non. J’ai des projets pour lui. Vous devez comprendre que nos désirs personnels ne comptent plus ici. Ce que j’ai entrepris dépasse de loin nos petites préoccupations. Et, entre nous, j’aurais préféré que vous vous consacriez à cette cause plutôt que de gaspiller votre temps à vous sortir des tracas que vous a causés votre second époux.

 

Les paroles cinglantes de Jane furent difficiles à encaisser pour Illyria. Après toutes ces années, la "Dame de Fer" n’avait rien perdu de son autorité inflexible et de son caractère tyrannique. Malgré son envie de répliquer, Illyria se retint. Elle savait qu’insister ne ferait qu’aggraver les choses. Si le destin devait suivre cette voie, elle pourrait au moins trouver un certain réconfort dans l’idée que Lucas était vivant, même s'il se retrouvait aux mains de Jane.

Un mélange d’espoir et de tristesse traversa le regard d’Illyria alors qu’elle pensait à tous ces moments perdus, à sa famille déchirée, et au monde qui continuait à sombrer autour d’eux. Jane se leva, contournant son bureau pour se planter devant Illyria. Elle lui tendit une photographie de Lucas prise lorsqu’il était encore à NickroN.

Les larmes montèrent aux yeux d’Illyria lorsqu’elle reconnut son fils, maintenant devenu un jeune homme aux longs cheveux blonds, son visage empreint de la même mélancolie qui l’habitait déjà enfant. Jane lui laissa quelques instants pour contempler l’image, observant en silence alors qu’elle éteignait sa cigarette dans un cendrier de fortune.

Son regard perçant se posa ensuite sur Illyria, implacable.

  • Lucas n'acceptera pas de revenir avec vous, lança Illyria d’un ton résolu, surtout à cause de son aversion pour son beau-père. Ce qui, si vous voulez mon avis, m'arrange. Comment va ce cher Patrick d'ailleurs ?

  • Ne soyez pas cruelle, Jane. Illyria soupira, visiblement épuisée par ces échanges. Vous savez très bien que nous sommes séparés, malgré ses vaines tentatives de me récupérer. Et j’ai toutes les raisons de croire que c’est lui qui m’a dénoncée.

  • Moi, cruelle ? Jane feignit l’indignation. On m’accuse trop souvent de cruauté. Pourtant, c’est le monde qui l'est. La vie, le destin... mais pas uniquement moi. Si vous devez blâmer quelqu'un pour être cruel, regardez d’abord ce "chien" de Patrick. C’est lui qui a causé tant de mal à notre famille : à vous, à votre sœur Héra, à feu votre époux, à Lucas... sans parler des répercussions sur le monde entier. Je n’ai pas besoin de refaire la liste de ses méfaits, vous la connaissez aussi bien que moi. D’ailleurs, où est votre nièce Elena ? Et comment va Héra ?

 

Illyria secoua la tête.

  • Je ne sais pas où est Elena. Quant à Héra... elle marqua une pause, le visage légèrement tendu. Vous savez que nous ne partageons pas le même point de vue sur beaucoup de choses. Nous sommes sœurs, mais notre relation est exécrable depuis des années.

  • Ah, les sœurs... Jane poussa un soupir théâtral. J’ai eu la chance de n’avoir que des frères, mais croyez-moi, ce n’était pas plus facile. Si seulement vous pouviez vous entendre, vous et Héra, imaginez ce que nous pourrions accomplir ensemble ! Nous pourrions même en finir avec cette vermine une bonne fois pour toutes.

 

Illyria détourna le regard, visiblement mal à l'aise.

  • Cela ne cessera donc jamais, Jeanne ? demanda-t-elle, sa voix empreinte d'une lassitude palpable. Cette guerre perpétuelle... Sa respiration se fit plus difficile, trahissant une angoisse grandissante.

 

Jane, implacable, hocha la tête, son regard perçant toujours fixé sur Illyria.

  • Il y aura bien une fin, pour un camp ou pour l’autre. Mais avant d’affronter notre ennemi, nous avons d’autres problèmes à régler. Jane s'approcha, presque impériale dans son maintien. Avez-vous apporté ce que je vous ai demandé ?

  • Oui, répondit simplement Illyria, les épaules légèrement voûtées sous le poids de ses propres préoccupations.

 

La mère de Lucas posa délicatement l'objet sur le bureau de Jane. Celui-ci mesurait environ quarante centimètres, sa couleur anthracite rappelant l'adamantium, un métal à la fois robuste et raffiné. Il s'agissait d'un sceptre replié au design très détaillé et élégant de forme élancée, pouvant mesurer 1m60 s'il était actionné. Le bâton se terminait par une structure complexe et ornementée qui entoure une sphère centrale encastrée de couleur bleu pâle, légèrement translucide. Les motifs autour de la sphère et en dessous évoquent un style décoratif semblable aux candélabres en bronze du passé, avec des formes en pointe et des courbes raffinées, ajoutant à la fois un aspect mystique ancien et technologique à l'objet. Trois pointes ornaient la partie supérieure, offrant à son détenteur la capacité de se défendre et d'attaquer au corps-à-corps.

L'horloge sonna dix heures. Jane, observant l'objet avec un sourire énigmatique, murmura :

  • Bel ouvrage, fit-elle, admirative. Cela lui sera très utile. L'heure tourne, ma chère. J'ai d'autres affaires à régler, et je pense que tout a été dit. Vous pouvez rester ici avec Sarah si cela vous convient, et venir à HOPE, ou bien retourner dans votre villa roturière pour confronter les trahisons de votre imbécile de mari. Dans le second cas, adieu.

 

Une fois la rencontre terminée, Jane ordonna à Hiro de retourner à HOPE avec l’objet remis par Illyria, afin de le confier à Sidonie avant leur départ.

Sidonie Wallorn

Sidonie

Hannah Galaway

Hannah

Martha Moore

Martha

Année 2116 | 26 octobre (passé) – 16 h 03, destination Belltown, Seattle - Oregon

Les trois jeunes femmes achevèrent leurs derniers préparatifs avant leur départ, prévu pour dix heures trente depuis HOPE. Martha, encore un peu perplexe, avait soigneusement emballé plusieurs objets utiles dans son sac, tout comme Hannah. Sidonie, de son côté, s’empara d’un petit sac à dos trouvé dans une armoire de sa chambre. Elle accrocha son pendentif autour du cou, glissa son badge personnel dans une poche bien fermée et enfila une veste rose pâle, suffisamment chaude pour se protéger du vent ou du froid. Ses cheveux, attachés en queue de cheval, lui donnaient un air pratique et déterminé. Elle descendit l’escalier pour rejoindre ses compagnes dans le hall d’entrée, où l’atmosphère était chargée de tension. Voyager dans le temps n'était jamais une tâche à prendre à la légère.

  • Tout est prêt ? demanda Sidonie, plus habituée à ce genre d’expédition.

  • J’avoue, répondit Hannah, hésitante, j’ai vraiment le trac.

  • Et moi, je déteste les surprises, ajouta Martha, visiblement nerveuse.

  • Détendez-vous, répondit Sidonie avec un sourire confiant. Le plus important, ce n’est pas tant le saut temporel en lui-même, mais plutôt où le faire et comment prendre la route ensuite. C’est là que j’aurai besoin de votre aide. Et pour info, je m'appelle Lena à l'extérieur.

  • C’est joli, complimenta Hannah. Tu connais nos alias, j’imagine ?

 

Sidonie acquiesça en silence, confirmant qu’elle était parfaitement informée.

  • Si on cherche un endroit tranquille et sans passage, il va falloir se rendre à l'ancien site Beta, à une dizaine de kilomètres d’ici, expliqua Martha. On le garde comme cachette de secours au cas où les choses tourneraient mal. C’est désert et à l’abri des regards. On peut y effectuer le saut où bon te semble, ça te convient ?

  • Oui, sauf si une catastrophe naturelle a dévasté l’endroit depuis le 26 octobre, rétorqua Sidonie avec une pointe d’ironie, espérant détendre un peu l'atmosphère.

  • Très drôle, fit Martha, sans réussir à cacher son sourire nerveux. Bon, allons-y.

 

Avec une dernière vérification de leurs affaires, les trois femmes sortirent, prêtes à affronter l’inconnu. Leurs rôles étaient établis, leurs identités secrètes assurées. Elles savaient toutes que ce voyage ne laissait pas de place à l’improvisation, et une fois engagées dans cette mission, il serait difficile, voire impossible, de revenir en arrière.

 

Les trois jeunes femmes franchirent la porte de la maison, et Martha activa son badge. Le portail, massif et sombre, s’ouvrit avec prudence, ne laissant qu’un mètre d’ouverture. HOPE, vigilante, observait à travers les caméras et jugea inutile d’ouvrir plus grand. Une fois qu’elles furent sorties, le portail se referma lentement derrière elles. Toutes trois scrutèrent les environs avec méfiance, cherchant d’éventuels intrus, mais tout semblait calme. Martha marchait en tête, suivie de près par Hannah et Sidonie. Le quartier paraissait paisible, et pendant les deux premiers kilomètres, elles croisèrent quelques voisins, des joggeurs, des cyclistes, des promeneurs en famille ou en solitaire. Quelques voitures passèrent à une allure modérée. À un moment, un automobiliste s’arrêta à leur hauteur, leur proposant gentiment de les déposer quelque part, mais elles refusèrent poliment. Martha resta sur ses gardes, consciente que la BMRA ou d'autres ennemis pouvaient utiliser ce genre de prétexte pour approcher leurs cibles sous couvert de générosité. Il n'était pas rare que des agents infiltrés se fassent passer pour des citoyens bienveillants afin de tirer des informations compromettantes. Critiquer le Système, même en privé, était sévèrement puni.

Le trajet, bien que calme, laissait aux jeunes femmes une étrange impression d’être déconnectées du reste du monde. Elles traversaient un quartier riche et immaculé, loin des catastrophes climatiques et des crises qui frappaient d’autres régions de la planète. Cependant, l’avenue menant vers leur destination changeait progressivement de visage. Arrivées sur Sunset Boulevard, la propreté et le luxe laissèrent place à une rue délabrée, jonchée de détritus. L’atmosphère devint plus lourde, moins accueillante, comme si ce quartier avait été oublié par le temps. Leur objectif, l’ancien site Beta, se trouvait à proximité du Will Rogers State Historic Park, une zone rarement fréquentée, sauf par quelques randonneurs ou vagabonds cherchant à se faire discrets.

Le silence régna durant la marche, ponctué uniquement par les bruits de la rue et de leurs pas. Après plusieurs heures, elles s’arrêtèrent à l’ombre pour se désaltérer et manger un peu. La fatigue se faisait sentir. Même en étant des variantes, leurs corps n’étaient pas invincibles face à l’épuisement. Leurs muscles endoloris et les pieds fatigués leur rappelaient qu’elles restaient humaines. Avant d’atteindre l’entrepôt, elles prirent le soin de vérifier les environs, scrutant chaque recoin pour s’assurer que personne ne les avait suivies. Tout semblait désert, comme si la zone avait été abandonnée depuis longtemps. Sidonie aperçut des carcasses de voitures brûlées, vestiges d’un incendie dévastateur survenu trente ans plus tôt, lorsqu’un pyromane avait tenté de réduire la forêt du parc en cendres, croyant qu’elle était maudite. Il n’avait réussi qu’à moitié, laissant des traces permanentes de son passage destructeur.

L’entrepôt se tenait là, immense et silencieux. La porte principale était fermée par des chaînes lourdes et des cadenas. Sur le côté, une petite porte discrète, sans poignée, attirait l’attention. C’était le seul point d’entrée. Un badge similaire à celui des résidents de HOPE pouvait y être inséré pour déverrouiller l’accès. Martha glissa son badge dans la fente, et la porte s’ouvrit en douceur. Ce système de sécurité était infaillible : toute tentative de forçage déclenchait une explosion qui rendait toute intrusion impossible. À l’intérieur, l’obscurité régnait. Le son des gouttes d’eau, amplifié par l’espace vide, résonnait dans l’immense hangar. L’endroit n’était guère accueillant, songea Sidonie. Ce n’était pas un refuge où l’on souhaitait passer du temps, sauf en cas d’extrême urgence.

Hannah alluma un interrupteur, et une lumière blafarde inonda le hangar. Des étagères métalliques couvertes de caisses s'étiraient à perte de vue. Impossible de savoir ce que contenaient ces boîtes. Peut-être des armes, des ressources oubliées, ou quelque chose de plus mystérieux. Mais ce n’était pas le moment de se poser ces questions. Les trois femmes s’autorisèrent quelques minutes de repos, profitant de ce bref répit après leur longue marche. Le calme régnait, mais une tension sourde flottait dans l'air, comme une promesse de ce qui allait bientôt arriver.

  • Il est temps de partir, déclara Sidonie avec calme, dissimulant sa propre tension.

  • On doit faire quoi ? demanda Hannah, sa voix trahissant une certaine nervosité.

  • Rapprochez-vous de moi, et tenez mes bras. Surtout, ne me lâchez pas tant que le sablier tourne. Si vous me lâchez, vous risquez de vous retrouver seule dans une époque différente, même si ce n’est qu’une question de jours. Ne faites pas attention à ce qui se passe autour de vous. Ne me lâchez sous aucun prétexte ! 

 

Les deux jeunes femmes obéirent sans discuter. Martha et Hannah s’approchèrent, leurs visages tendus. Elles saisirent chacune un bras de Sidonie, les doigts crispés par l’appréhension. Sidonie, quant à elle, sortit son pendentif et l’agrippa fermement dans sa main. Elle prit une profonde inspiration, fermant brièvement les yeux pour mieux se concentrer. Le silence qui régnait autour d’elles n’était rompu que par la respiration de plus en plus saccadée d'Hannah. Martha, toujours sceptique quant à cette opération, ne montrait pas ses doutes à voix haute, mais le malaise l’envahissait à mesure qu’elles s’apprêtaient à sauter dans l’inconnu.

Le petit sablier de son pendentif mesurait à peine quatre centimètres, et il était soutenu par un anneau pivotant à droite ou à gauche selon la destination temporelle choisie. L’objet, avec ses détails délicats, semblait anodin aux yeux de beaucoup. Pourtant, pour Sidonie, c’était bien plus qu’un bijou : il était un instrument précieux qui lui permettait de canaliser son don de voyage temporel. À NickroN, on appelait cela des « mutants catalystes », c'est à dire des variants ayant besoin d’un objet spécifique pour manifester leur pouvoir.

Elle tourna le sablier une première fois, les grains de sable commençant à s’écouler avec une fluidité maîtrisée. Hannah, serrant un peu plus les bras de Sidonie, sentait son cœur battre plus fort. Martha restait silencieuse, mais le poids de l’incertitude alourdissait l’atmosphère. Sidonie tourna à nouveau le sablier, inversant l’écoulement du sable, puis une nouvelle fois. À chaque rotation, une tension invisible semblait s’accumuler dans l’air autour d’elles. L’endroit, déjà sombre et pesant, semblait se contracter sous la force mystérieuse qui s’exerçait.

« Restez concentrées », souffla Sidonie, ses yeux fixés sur le sablier. Chaque mouvement du sablier renforçait la distorsion autour d’elles, comme si le temps lui-même pliait sous l’effet de l’instrument. Les murs du hangar se déformaient légèrement, les contours devenaient flous, tandis que le son ambiant se réduisait à une sorte de bourdonnement sourd. Pourtant, les jeunes femmes n’osaient bouger, serrant davantage les bras de Sidonie comme leur seule ancre dans cette réalité vacillante.

Soudain, le sablier tourna sans être touché par Sidonie. Il était tellement rapide que le sable en était devenu presque invisible à force de tournoyer. Peu à peu, la sensation d’être suspendues hors du temps s’intensifiait. La lumière autour d’elles faiblit, laissant place à un crépuscule surnaturel. La tension était palpable, l’air devenait de plus en plus lourd, presque difficile à respirer. Hannah tentait de garder son calme, alors que Martha restait droite, les yeux rivés sur l’étrange scène qui se jouait devant elles. Leurs corps étaient pris dans une sorte de vortex temporel, et bientôt, elles disparaîtraient de cette époque pour être projetées dans une autre, là où tout devait être réécrit.

Lorsque le sablier se stoppa, le sable contenu dans la partie supérieure était à moitié rempli, mais il s'écoulait à peine, grain par grain, permettant à Sidonie de vérifier la chronologie de cette boucle temporelle pour revenir au présent.

Martha et Hannah ne comprenaient pas pleinement ce qui se passait, et une angoisse grandissait dans leur poitrine. L'air autour d'elles se faisait plus dense, une sensation presque étouffante, comme celle que l'on ressent dans un ascenseur en mouvement rapide. La lumière vacillante à travers les interstices du hangar se retirait, se consumant lentement à mesure que le temps lui-même s’effilochait. Les lampes au-dessus d’elles s’éteignirent brutalement, plongeant le hangar dans une pénombre inquiétante.

Sidonie rouvrit les yeux. Autour d’elle, Martha et Hannah étaient encore là, les mains toujours serrées sur ses bras.

  • C’est tout ? fit Martha, visiblement déçue. Elle avait espéré quelque chose de plus spectaculaire, une immersion dans un tunnel lumineux ou un effet dramatique de distorsion temporelle. T’es sûre que ton bordel fonctionne bien au moins ?! 

  • Regarde ta montre au lieu de dire des conneries ! siffla-t-elle en foudroyant Martha du regard, sa voix tremblant sous l’effet d’une colère qu’elle ne parvenait plus à contenir. Ah ! j’oubliais, vous allez probablement vomir, ça fait toujours ça la première fois.

 

Hannah, déjà pâle, sentit une nausée la saisir et un mal de tête sourd se propager derrière ses yeux. Elle comprenait désormais que ce que Sidonie avait fait n'était pas de la frime. Le poids du voyage temporel pesait sur elle comme une vague écrasante. Martha, toujours incrédule, plissa les yeux avant de consulter sa montre, espérant prouver son point. Mais à l'instant où elle vit l'heure affichée, son visage se figea. La montre indiquait 16h03 – le 26 octobre 2116.

C’est... impossible, murmura-t-elle, abasourdie. Son esprit refusait d’accepter l’évidence. Elle avait été trop dure avec Sidonie, qui venait de leur faire traverser une barrière que peu pouvaient franchir. Martha comprit qu'elle avait jugé cette femme trop sévèrement, mais ce n’était pas le moment de s'excuser longuement. Elle baissa les yeux vers le sol, un peu honteuse

  • Hum. Désolée, lâcha-t-elle d'une voix inhabituellement humble.

  • Excuses acceptées, fit Sidonie, un léger sourire en coin.

  • Maintenant, c’est à moi de jouer, dit Hannah avec détermination malgré cette sensation désagréable de vertige. Je vais transformer une des carcasses de voiture à l’extérieur et la rendre parfaitement fonctionnelle. Elle nous servira pour le trajet. Mais il faudra qu’on la remplace plus tard, car l’effet ne durera pas.

 

À cet instant, Martha, incapable de réprimer la nausée, vomit effectivement son déjeuner sur le sol du hangar. Sidonie, amusée, ne put s’empêcher de réprimer un éclat de rire.

  • Ça va aller, dit-elle en la taquinant, une lueur revancharde dans les yeux. Il m’a fallu une centaine de bonds pour m’y habituer.

 

La pluie s’intensifiait, rendant l’atmosphère de plus en plus oppressante dans le silence pesant de l’habitacle. Le bruit des gouttes sur la taule devenait assourdissant, presque irritant. Sidonie se perdit dans ses pensées, se souvenant de ce jour-là, le 26 octobre. Elle était alors dans sa chambre, et il avait plu sans discontinuer. Martha semblait se rappeler aussi de cette journée : elle n’avait pas pu sortir pour son habituel entraînement physique à l’extérieur de HOPE. Quant à Hannah, elle ne prêta pas attention à la météo ; la pluie ne semblait jamais l’affecter.

Sans un mot, Hannah se dirigea vers l’épave de la voiture la plus proche, évaluant mentalement quel modèle serait le plus adapté pour leur trajet. Elle savait qu’une citadine ne ferait pas l’affaire pour un long voyage, surtout avec les terrains imprévisibles entre les agglomérations. Plongée dans sa réflexion, elle approcha sa main de l’épave. Ses cheveux trempés lui collaient au visage, mais elle ferma les yeux pour mieux se concentrer. Sous le véhicule, de petites particules lumineuses commencèrent à tourbillonner dans un mouvement circulaire, remontant lentement vers la carrosserie. Sous ses yeux, ce qui n’était qu’une carcasse de métal tordue se transforma progressivement. Les pneus se regonflèrent, l’habitacle se reconstitua, et chaque pièce retrouva sa place comme si le temps s’était inversé. Le véhicule se changea en un solide quatre-quatre bleu nuit, un modèle plus discret qu’un noir trop suspect ou qu’un blanc trop voyant.

Sidonie observait la scène, impressionnée par le pouvoir d’Hannah. Modifier ainsi la matière à volonté semblait d’une utilité incontestable. Elle se surprit à penser à quel point Hannah pourrait être précieuse pour la BMRA si elle tombait entre ses mains. Jane avait fait preuve de clairvoyance en la recrutant.

Trempées mais déterminées, les trois femmes prirent place dans le véhicule. Leurs vêtements mouillés collaient à leur peau alors qu’elles s’essuyaient le visage et essayaient de réchauffer leurs membres glacés. Sidonie s’installa à l’arrière, tandis que Martha prit le volant, et Hannah s’assit côté passager. Le moteur démarra dans un grondement sourd. Tout semblait fonctionner comme prévu.

Les kilomètres s’étiraient devant elles, et le silence lourd finit par s’imposer. La pluie battait toujours contre les vitres tandis que Sidonie observait les paysages défiler sous un ciel gris et menaçant. Les montagnes et les vallées humides semblaient former un décor irréel, comme si elles roulaient à travers un rêve ou un cauchemar. Martha, concentrée sur la route, évitait les autoroutes bondées, suivant les directions affichées sur ses lunettes en réalité augmentée. Chaque détail était calculé pour rester sous le radar.

Cela faisait bientôt trois heures qu’elles roulaient, le silence devenant presque insupportable. C’est alors que Hannah, les yeux fixés sur sa tablette, brisa enfin cette tension palpable.

  • La cible, Lucas Roselys, se fait appeler Donovan depuis deux mois. Il s’est inscrit sur ce site de rencontre et a posté un message plutôt basique, expliqua Hannah en lisant. ‘Salut, je recherche une relation sérieuse. Je veux rencontrer une personne cool et sympa sans prise de tête. J’aime faire du sport, manger au restaurant et plusieurs autres activités sympas.’ Rien de très révélateur, et il n’a même pas mis une vraie photo de lui. Mais il a échangé plusieurs messages avec un certain Ethan Klent, un type apparemment sans histoire, mais très populaire. Il n'a pas arrêté de poster des photos de lui torse nu, soupira Hannah, détestant les adorateurs du 'corps parfait'.

 

Martha, les mains sur le volant, jeta un coup d’œil rapide à Hannah.

 

  • Et donc ? Qu’est-ce qu’on en fait, de cet Ethan ?

 

Hannah releva la tête, un peu hésitante.

 

  • Jane m’a suggéré d’utiliser mon don d’illusion pour prendre l’apparence d’Ethan. Mais pour ça, j’ai besoin de l’entendre parler en vrai. Je dois capter précisément sa voix.

  • Et pourquoi ne pas aller chercher directement Lucas chez lui ? répliqua Martha en fronçant les sourcils. Pourquoi perdre du temps avec un faux rendez-vous ?

 

Sidonie soupira à l’arrière, croisant les bras.

 

  • Parce qu’on ne sait pas où il se cache précisément. Si on fonce tête baissée, on risque de le faire fuir. Et pire encore, s’il sent qu’on le cherche, il pourrait disparaître pour de bon. Sans parler de la BMRA… 

  • Exactement, acquiesça Hannah. Si la BMRA s’en mêle, on est foutues. Je dois me fier aux consignes de Jane, et pour ça, il me faut entendre la voix d’Ethan. Sinon, l’illusion ne tiendra pas. 

  • Dans ce cas, il faut neutraliser Ethan, répliqua Martha avec détermination, tout en serrant le volant de ses mains.

Les mots de Martha eurent l’effet d’une décharge électrique. Hannah tourna brusquement la tête vers elle, une lueur d’inquiétude dans les yeux.

 

  • Neutraliser ? On ne va quand même pas… le tuer ? La mission, c’est de retrouver Lucas, pas d’éliminer tout le monde autour de lui !

  • Martha a raison, intervint Sidonie au grand étonnement d'Hannah. On ne peut pas prendre le risque qu’Ethan contacte Lucas pendant que tu es avec lui. Nous devons l’empêcher d’interférer. Et s’il le faut, nous utiliserons son téléphone pour prendre contact avec Lucas. Une fois qu’on l’aura trouvé, on avisera.

Hannah semblait déconcertée par cette prise de position, mais elle ne protesta pas. Il était clair que la mission devenait de plus en plus complexe.

 

  • D’accord, souffla-t-elle. Je m’en occuperai.

 

Martha hocha la tête, satisfaite. 

  • On arrive à Fresno. La nuit tombe, et ton illusion peut se dissiper à tout moment, Hannah. Il vaut mieux qu’on s’arrête. Elle leva un peu la voix en direction du véhicule : Navigateur, hôtel à Fresno, bon marché, sans détecteur de variants.

L’intelligence artificielle du véhicule répondit rapidement et leur indiqua le chemin vers un petit hôtel de la ville, le Piccadilly, un endroit discret, bien caché dans une rue secondaire. Fresno, malgré ses six cent mille habitants, conservait une atmosphère rurale. C’était une ville où la technologie du XXIIe siècle peinait encore à s’imposer. Les moyens financiers étaient limités, et les quartiers urbains se heurtaient aux vastes parcelles de terres agricoles et aux montagnes environnantes.

Lorsque le véhicule s’arrêta enfin dans un endroit isolé près de l’hôtel, les jeunes femmes purent souffler un instant. Il ne fallait pas que l’illusion de Hannah se dissipe en pleine rue. Une fois garées, elles descendirent rapidement et se rendirent à la réception, où elles louèrent une chambre dans ce lieu miteux, aux murs décrépis et au mobilier d’un autre âge. Le gérant, au regard suspicieux et malsain, leur donna les clés sans un mot.

Les trois femmes prirent une douche rapide pour se débarrasser du froid humide qui s’était infiltré dans leurs vêtements. Elles mangèrent un repas frugal qu’elles avaient emporté avant de s’effondrer sur les lits grinçants. Leurs corps étaient épuisés, et il leur restait encore un long chemin à parcourir. Demain, elles devraient être prêtes à retrouver Lucas, ou Donovan, et jouer leur rôle à la perfection.

Jeanne Roselys

Jane

Lydia Sorel

Lydia

Walter Penfrom

Walter

Hiro Hawk - Mia

Hiro

Année 2116 | 16 novembre (présent) – 11 h 05, quelque part dans LA - Californie

Lydia Sorel avait rendez-vous avec la mystérieuse Ann Sinclair dans le centre de Los Angeles. À trente-quatre ans, cette jeune femme, avec ses cheveux noirs coupés au carré et ses yeux foncés souvent perdus dans le vague, semblait plus préoccupée que d’habitude. Elle se rendait à une entrevue avec Jane, tandis que Hiro et Walter, malgré leur insistance pour l’accompagner, avaient reçu l’ordre de rester en bas de l'immeuble où devait avoir lieu la rencontre.

Lydia, médecin et chercheuse au Kindred Hospital de Los Angeles, ignorait les véritables raisons de ce rendez-vous, mais l’aura de mystère entourant cette rencontre suscitait une tension palpable parmi ses collègues. Afin d’éviter tout problème avec les dispositifs de détection anti-variants largement répandus en ville, Jane avait pris soin de porter des boucles d’oreilles capables de brouiller ces systèmes.

Les villes contrôlées par les partis étatistes s’étaient équipées de ces scanners, installés à l’entrée de nombreux lieux publics. Ces appareils, en scannant l’ADN des passants en quelques secondes, étaient capables de repérer des mutants. En cas de détection, les vigiles étaient immédiatement alertés, sommant la personne en question de quitter les lieux sous peine d'être arrêtée par la BMRA. La police n’intervenait presque plus dans ces affaires, laissant ce pouvoir à l’agence spécialisée. Quelques rares établissements, cependant, utilisaient des scanners plus avancés, opérant par contact direct avec la peau ou par lecture d’iris, ce qui rendait les dispositifs de brouillage inefficaces. Mais leur coût élevé les rendait peu répandus, permettant encore à bon nombre de mutants de circuler relativement librement grâce aux brouilleurs issus du marché noir.

Le lieu du rendez-vous se situait au Prime Steakhouse, un restaurant prestigieux au 35e étage de l’hôtel The Westin Bonaventure, en plein cœur de LA. Réputé pour ses mets raffinés et fréquenté par la haute société, c’était un endroit où chaque détail comptait. Jane y attendait déjà, assise à une table retirée, un verre de vin rouge, probablement un Bordeaux d’Europa, posé devant elle. Elle feuilletait distraitement la carte du restaurant lorsque Lydia fit son entrée. Cette dernière portait une veste noire ouverte sur un haut blanc, sobre mais élégant, qui soulignait son anxiété face à ce mystérieux rendez-vous.

La tension qui régnait autour de cette entrevue était palpable. Lydia, bien que rationnelle et pragmatique en tant que médecin, se retrouvait déstabilisée par l’atmosphère intimidante du lieu et la personne qu’elle s’apprêtait à rencontrer. Jane, toujours aussi calculatrice, avait su trouver les mots pour convaincre la chercheuse de venir.

  • Bonjour, madame Sinclair ? hésita Lydia d'une voix à peine audible, trahissant son malaise.

 

Jane la fixa de son regard perçant, un sourire à peine perceptible au coin des lèvres.

  • Hum, docteur Lydia Sorel, je présume ? Asseyez-vous, ordonna-t-elle avec une voix posée mais ferme, tout en jouant avec son verre de vin entre ses doigts fins. Sans attendre, Lydia s'exécuta et s'installa en face d'elle. Vous souhaitez quelque chose à boire ? proposa Jane avec une politesse glaciale.

  • Non, merci, répondit Lydia respectueusement, se sentant légèrement oppressée par l'ambiance.

  • Bien, commençons. Nous n'avons que peu de temps, trente minutes, pas une de plus, reprit Jane avec une précision presque chirurgicale.

  • Je… D’accord, répondit Lydia, visiblement désarçonnée. Vous sembliez intéressée par mon travail à l’hôpital, et mes études concernant la biologie moléculaire animale…

  • En effet, confirma Jane en s’adossant à sa chaise, son regard perçant ne quittant pas Lydia. Je m’intéresse énormément à vos travaux. Un de mes collaborateurs m'a parlé de vous, et je dois dire que votre profil retient toute mon attention. Vous auriez rédigé une thèse sur la biologie mutante, n’est-ce pas ?

  • Oui, mais je ne l’ai pas encore publiée, expliqua Lydia d'une voix plus assurée. Je devais d’abord m'assurer que le contenu respecte les normes éthiques imposées par l'agence, et qu'il ne contredit pas les thèses déjà en vigueur.

 

Jane éclata d'un léger rire méprisant.

  • Foutaises, jeune dame. Vous auriez dû consulter l'agence avant même de commencer vos travaux, n'est-ce pas ? À vrai dire, vous l'avez fait, mais le titre de vos recherches initiales était bien différent, n'est-ce pas ?

 

Jane plongea une main dans son sac posé à côté d’elle, feignant de chercher un document. À cet instant, un robot-serveur arriva à leur table, s'excusant du retard dû à l'affluence exceptionnelle du restaurant.

  • Mesdames, souhaitez-vous commander quelque chose ? demanda le robot avec une voix automatisée, tout en se penchant légèrement vers elles.

  • Un Bordeaux, répondit Jane, basculant soudainement en français, son ton impérieux.

  • Rien pour moi, merci, murmura Lydia, essayant de rester discrète.

 

Le robot, doté de plusieurs réservoirs sur son abdomen, servit rapidement le vin à Jane, qui régla la note sans même lui accorder un second regard.

  • Et ne nous dérangez plus, ordonna-t-elle sèchement, avant de revenir à Lydia avec un sourire glacial.

  • Bien, madame, répondit le serveur avant de s’éloigner en silence.

 

Tandis que le robot s’éloignait vers d'autres tables, Jane scruta la salle d’un rapide coup d’œil, s'assurant qu'elles n'étaient pas observées. Puis, avec une lenteur calculée, elle sortit une feuille numérique de son sac. Lydia, livide, regardait l'écran, une sueur froide perlant sur son front.

  • Études des conséquences de la radioactivité sur l’ADN animal… murmura Jane en faisant glisser la page sous les yeux de Lydia.

 

La jeune femme, pétrifiée, reconnut immédiatement le titre de sa demande d’autorisation de recherche.

  • Je travaille pour l’agence, annonça Jane, chaque mot glacial comme une lame affûtée. Une chance pour vous, docteur, car la véritable nature de vos travaux m’intéresse énormément. Si vous consentez à m'en dire plus, je veillerai à ce que vos recherches sur les souris passent sans encombre dans les méandres administratifs de l'agence. Alors, résumez-moi votre argumentation.

 

Lydia, prise au piège, balbutia, cherchant ses mots.

  • Oh, mais... En fait, j’essaie de démontrer que la mutation est un phénomène tout à fait naturel dans l’histoire de l’humanité, commença-t-elle, d’une voix tremblante. Je peux le prouver en croisant des données scientifiques précises et en réalisant des modélisations basées sur certaines régions de la Fédération Unie… Lorsque j'y ai encore accès, bien sûr. Il était nécessaire d’étudier les cas de mutations sous divers angles, tels que le sexe, l’âge, les origines des individus concernés… Et surtout, l'environnement, qui joue un rôle précurseur sur l'ADN, modifiant celui-ci au fil du temps. À vrai dire, je suis même persuadée que la mutation existe depuis bien plus longtemps que ce que l’agence laisse entendre.

 

Jane hocha lentement la tête, ses yeux perçants fixés sur Lydia.

  • Continuez…

  • L’agence, poursuivit Lydia, essuyant discrètement son front moite, affirme que ces mutations sont des déviations de l’évolution de notre espèce. Ils présentent les variants comme des erreurs génétiques, des « égarements » qu’il faut « soigner » ou « reconditionner » … peu importe le terme utilisé. J'ai entendu dire qu’ils prévoient même de stériliser les femmes variantes de force, sous prétexte de « guérir » la mutation avec des thérapies invasives. Ces thérapies… elles manipulent l’ADN, avec des risques effroyables, des effets secondaires qui peuvent conduire à la mort. Ils vont empêcher les couples mutants d’avoir des enfants, alors qu'aucune preuve solide ne démontre que la mutation est systématiquement héréditaire ou dangereuse. Certaines le sont, oui, mais d’autres non. Il faut prendre en compte bien plus que l'ADN, comme l’environnement…

 

Lydia reprit son souffle, consciente qu’elle parlait de sujets extrêmement sensibles.

  • Selon moi, ajouta-t-elle, la mutation n’est pas une aberration, mais une conséquence inévitable, voire bénéfique, de l’évolution humaine. L’opportunisme génétique, en somme. Sauf votre respect, je suis fermement contre ces méthodes inhumaines de l’agence.

 

Lydia se tut, haletante, sentant la terreur l’envahir. Elle comprenait l’ampleur de ses mots, sachant pertinemment que ceux-ci pouvaient la conduire en prison, ou pire, dans un centre de reconditionnement, synonyme de torture pour ceux qui en connaissaient la vraie nature. L'ombre de Jane, représentante de l’agence, planait au-dessus d’elle, froide et implacable.

 

  • Je vais… être arrêtée ? osa-t-elle demander, la voix tremblante, réalisant pleinement les conséquences de ses opinions trop audacieuses.

***

Pendant ce temps, Mia Chang marchait tranquillement dans une rue animée, non loin du restaurant où se déroulait la rencontre entre Jane et Lydia. Le brouhaha incessant des passants occupés à leurs tâches quotidiennes s'entremêlait avec la pollution omniprésente de Los Angeles. La ville était noyée sous un voile toxique, héritage des guerres récentes, et les poumons de ses habitants absorbaient sans relâche des particules radioactives. Pourtant, les autorités restaient étrangement inactives, laissant les dégâts environnementaux s’accumuler sans offrir de solution durable.

Mia, cependant, ne se préoccupait guère de la crise écologique. Elle semblait attendre, feignant d'être perdue au milieu de la foule. C'était la stratégie parfaite pour se fondre dans la masse, imitant les gestes et attitudes des passants pour passer inaperçue. En réalité, derrière cette apparence de jeune femme d'origine asiatique d'une trentaine d'années, se cachait Hiro, le variant polymorphe. Il avait pris l'apparence de Mia, une identité choisie pour cette mission, avec ses cheveux sombres coupés courts, son costume cintré et sa démarche discrète. Il mesurait environ un mètre cinquante-cinq, une stature qui contrastait avec celle de son avatar préféré, un jeune homme d'origine asiatique tatoué et fougueux que ses camarades de HOPE connaissaient bien.

Hiro avait perfectionné l'art du camouflage à travers les nombreuses missions qu'il avait effectuées pour Jane. Sa capacité à changer de forme le rendait insaisissable, mais cela soulevait toujours des questions chez ceux qui l’entouraient : était-il réellement cet homme qu’ils côtoyaient au sein de HOPE, ou un autre avatar qu'il préférait incarner ? Seule Jane connaissait la vérité, et les autres membres du site Alpha n'osaient pas aborder ce sujet avec lui, pas même Walter, qui ne cherchait pas à creuser davantage l'énigme de la véritable identité d'Hiro.

Alors qu’il attendait, Hiro fut approché à plusieurs reprises par des hommes qui semblaient attirés par son apparence de Mia. Certains, plus courtois, proposaient de boire un verre ou de déjeuner, tandis que d’autres, plus grossiers, allaient jusqu'à lui suggérer de se rendre à l'hôtel pour obtenir des faveurs sexuelles. Chaque fois, Hiro, contraint de maintenir sa couverture, refusait poliment, même si l’envie de frapper les plus impertinents le démangeait. Jouer le rôle d’une femme le mettait mal à l'aise, bien que ce soit une tâche qu’il accomplissait avec professionnalisme. Il se rappelait d’ailleurs une mission similaire où Hannah, une autre illusionniste polymorphe de HOPE, avait éprouvé plus de difficultés à incarner un homme, ce qui avait déclenché entre eux une rivalité amicale sur le titre de meilleur polymorphe de l’équipe.

Vêtu de manière discrète, tout comme Walter qui le rejoignit bientôt, Hiro savait qu'ils devaient se fondre dans le décor. Porter leurs combinaisons de HOPE en plein jour dans les rues bondées aurait immédiatement éveillé les soupçons. Walter s’approcha doucement, simulant une conversation anodine entre deux inconnus qui se croisent. Leur vigilance restait de mise. Ils savaient que la BMRA pouvait surveiller tout le monde, et même si la population ignorait la menace qui planait, eux ne pouvaient se permettre de relâcher leur attention.

  • Bonjour, mademoiselle...

  • Pas la peine d'insister, je n'ai pas envie de coucher avec vous... Oh merde, c'est toi ! murmura Mia en reconnaissant finalement son interlocuteur sans même lui jeter un regard.

  • Tu as l'air tendu. C'est le fait d'être une femme qui te met dans cet état ou les ringards qui t'ont abordée ?

  • Pff, t'es con. Je comprends définitivement ce que vivent les femmes qui marchent seules dans la rue de nos jours.

  • Peut-être, mais fais gaffe à ce que tu dis, ils peuvent nous entendre.

  • Désolée, répondit Mia en se redressant un peu. Quelles sont les nouvelles, monsieur ? reprit-elle, cette fois plus audible.

  • Aucune, et ça m'inquiète à vrai dire, admit Walter, les sourcils légèrement froncés. Il n'aimait pas être à l'écart lorsque Jane se trouvait seule dans un endroit aussi bondé.

  • Elle sait ce qu'elle fait, ne vous tracassez pas pour rien, tenta de le rassurer Mia, bien que la tension n'ait pas vraiment quitté son propre corps.

  • Derrière, deux agents arrivent vers nous, chuchota Walter avec prudence.

L'Écossais avait ressenti la présence des deux gardes de la BMRA qui se rapprochaient lentement. Malgré l'atmosphère pesante, Mia alluma une cigarette, un geste calculé pour garder une apparence de calme. Fuir ou se montrer trop nerveux n'aurait fait qu'attirer davantage l'attention des agents, qui n'auraient pas hésité à appeler des renforts dans les rues adjacentes. Pour l’instant, la meilleure stratégie restait la patience et l'attente. Mais que voulaient ces deux miliciens ? Un contrôle aléatoire ? Difficile à dire. Les rues étaient bondées, et jusqu’ici, les deux comparses jouaient parfaitement leurs rôles, sans la moindre fausse note.

Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres quand Mia fit tomber son sac, volontairement, sous un air de surprise bien maîtrisé.

  • Oh mon sac ! s'excusa-t-elle en se penchant pour le ramasser.

 

L'un des agents s'empressa de le récupérer avant elle, lui tendant avec un sourire poli.

  • Ce n'est rien, mademoiselle. Tenez.

  • Merci, monsieur, c'est très gentil de votre part, répondit-elle avec un sourire charmant. 

 

L’agent jeta un regard autour, l'air soucieux.

  • Vous devriez faire attention, les rues ne sont pas sûres en ce moment, dit-il d’un ton sérieux.

  • À cause des voleurs ? s'étonna Mia, l'air innocent.

  • Entre autres, répliqua l'homme, baissant légèrement la voix. Je parlais surtout des variants qui rôdent dans le coin. Notre mission est de les traquer.

Hiro et Walter se contenaient, serrant les poings face à l'envie de donner une leçon à ces agents de la BMRA qui traquaient les variants sans poser de questions, exécutant simplement les ordres d'une organisation tyrannique. Pourtant, ils restaient impassibles alors que l'un des agents effectuait un test rapide sur eux. Le brouilleur qu’ils portaient rendait impossible toute détection, et l'agent, satisfait du résultat négatif, fit signe à son collègue que tout était en ordre.

Walter, les lunettes de soleil dissimulant sa cécité, prit alors la parole avec calme, feignant la vulnérabilité.

  • Heureusement que vous êtes là. Vous savez, j'ai perdu la vue à cause des variants, confia-t-il d'un ton qui cherchait à susciter la pitié de ses interlocuteurs.

  • Navré de l'entendre, répondit l'agent, sincèrement désolé.

  • Mia, jouant son rôle à la perfection, ajouta en se souvenant soudainement des "étranges" individus :

  • Je dois vous signaler que plusieurs individus louches m'ont abordée, dit-elle avec une légère hésitation. Après réflexion, je suis sûre qu'il s'agissait de variants !

L'agent releva la tête, l'air soudainement plus concerné.

 

  • Où sont-ils allés ?

  • Dans cette direction, répondit-elle en pointant vaguement. Ils ne doivent pas être bien loin.

 

Les deux agents se jetèrent un regard entendu avant de s'éloigner à vive allure vers les suspects présumés. Les tests qu’ils effectuèrent par la suite ne menèrent à rien, mais pour l'instant, Mia et Walter avaient réussi à détourner leur attention.

Profitant de cette opportunité, les deux variants s'éloignèrent rapidement vers une ruelle discrète, à l’abri des regards indiscrets. Là, Hiro abandonna son apparence féminine pour retrouver son apparence masculine, se changeant rapidement dans les vêtements qu'avait apportés Walter.

L’absurdité de la situation aurait pu les faire sourire, si leur mission n’avait pas été aussi sérieuse. La BMRA se prenait pour des héros, mais en vérité, elle recrutait souvent les plus naïfs et les plus zélés pour exécuter ses basses besognes.

  • Magne-toi, Leon, fit Walter en vérifiant les environs.

  • Smell, ces mecs sont vraiment débiles, ils prennent vraiment des nuls à la BMRA, s'étonna Hiro en secouant la tête.

  • Ce n'est pas toujours le cas, répondit Walter avec un soupçon de gravité. Et la majorité des variants n'ont pas notre chance.

 

Hiro, hochant la tête, termina de se préparer.

  • Je sais, admit-il. C'est bon, je suis prêt.

  • Allez, on bouge, je n’ai pas envie de courir, dit Walter en vérifiant leur chemin.

 

Les deux variants étaient désormais vêtus en civil, prêts à se fondre dans la foule. Malgré la fierté qu'Hiro tirait de son tatouage, aujourd’hui n’était pas le jour de se faire remarquer. Ils jetèrent un coup d’œil rapide à leurs brouilleurs, s’assurant que les batteries étaient encore pleines, un réflexe indispensable en cas de nouveau contrôle.

Une fois arrivés à l’endroit désigné, ils observèrent les alentours avec prudence, guettant les ordres de Jane, toujours en mission à l'intérieur du restaurant.

***

Lydia baissa les yeux, déstabilisée par les paroles froides et calculées de Jane. Le poids de la menace planait lourdement dans l'air, rendant l'atmosphère oppressante, presque irrespirable. La comtesse de Roselys maîtrisait son jeu, consciente de l'emprise qu'elle exerçait sur la jeune scientifique.

  • Vous savez, reprit Jane d'une voix douce mais glaciale, être brillante ne vous protège pas. La BMRA ne tolère aucune forme de rébellion, même si celle-ci est dissimulée derrière de prétendus travaux scientifiques. Ils surveillent tout, et je crains que vos recherches ne soient devenues une menace bien plus grande que vous ne l'imaginez.

 

Lydia tenta de répondre, mais sa voix se perdit dans un murmure. Ses mains tremblaient plus fort, son esprit luttant pour comprendre la profondeur du piège dans lequel elle s'était enfermée. Elle avait espéré que son engagement envers la science la sauverait, que la vérité des faits suffirait à la protéger. Mais face à la froide réalité que Jane exposait, cette conviction s'effritait.

  • Pourquoi... pourquoi me dire tout cela ? demanda-t-elle finalement, les yeux écarquillés de terreur.

 

Jane esquissa un léger sourire, comme si la réponse était évidente.

  • Parce que, Docteur Sorel, je vous offre une échappatoire. Vous avez attiré l'attention des mauvaises personnes, mais vous avez aussi capté la mienne. Vous êtes intelligente, et je pourrais avoir besoin de quelqu'un comme vous dans mes propres projets. Des projets qui, disons-le, ne s'alignent pas toujours parfaitement avec ceux de la BMRA. Mais pour cela, vous devez me montrer que vous êtes prête à abandonner vos idéaux pour quelque chose de bien plus grand.

 

Lydia était figée, hésitant entre la peur et l'espoir. Jane venait-elle de lui tendre une main secourable, ou était-ce simplement une autre manipulation, une trappe dissimulée sous des promesses creuses ?

  • Réfléchissez bien, poursuivit Jane, sa voix empreinte de douceur sinistre. Vous n'avez pas beaucoup d'options, Lydia. Si vous continuez sur votre voie, et dans peu de temps, vous ne serez plus qu'une note de bas de page dans l'histoire. Ou bien vous prenez le bon chemin, celui que je vous propose, vous permettra de prouver au monde entier que les variants ne sont pas tous des terroristes assoiffés de sang.

 

Le silence s'installa, lourd et tendu. Lydia était face à un choix qui allait redéfinir son avenir. La tentation de survivre, dans un monde aussi corrompu que celui-ci, luttait contre ses principes les plus profonds.

Jane, quant à elle, savourait l’instant, sachant pertinemment que la jeune scientifique était désormais à un tournant décisif.

 

Face à cette désastreuse éventualité, la jeune femme reprit place sur son siège, tremblant de tout son être, prise au piège dans la toile d'une araignée gorgée d'intrigues mortelles. L’air devenait lourd autour d’elle, comme si l’oppression qu’elle ressentait se matérialisait dans la pièce. Son cœur battait à tout rompre, résonnant dans ses tempes, alors qu’elle pesait les conséquences de chaque choix possible. Elle se sentait prise au piège, incapable de trouver une échappatoire qui ne condamnerait pas les siens. L’angoisse et la panique lui nouaient l’estomac, mais une part d’elle comprenait que le sort de sa famille dépendait désormais de ses décisions.

Le visage de ses frères et sœur, de ses parents, défilait dans son esprit, et avec lui l’impossible choix auquel elle était confrontée. En suivant son instinct de fuite, elle savait qu’elle condamnait tous ceux qu’elle aimait. Mais en restant, elle entrait dans un jeu dont elle ignorait encore toutes les règles, entre les mains d’une femme dont les intentions restaient nébuleuses et effrayantes.

Lydia se sentait piégée, entourée par des forces bien plus grandes qu’elle, et pourtant elle n’avait d’autre choix que de continuer, de trouver un moyen de naviguer dans ce piège mortel sans perdre tout ce qui comptait pour elle. Elle inspira profondément, tentant de calmer les tremblements qui la secouaient, mais l’étau se resserrait chaque seconde un peu plus autour d’elle, chaque battement de cœur la rapprochant de cette terrible décision à laquelle elle ne pourrait échapper.

  • Que voulez-vous de moi au juste ? Comment pourriez-vous m'aider ? demanda-t-elle, fébrile et stressée.

 

Jane, posée, croisa les bras avant de répondre calmement.

  • Tombons les masques, chère Lydia. Je ne suis pas Ann Sinclair. Vous êtes une variante, et c’est la BMRA qui m’a mise sur votre piste puisque j’y suis infiltrée. Ils n’ont que des doutes sur vous, ils ne sont même pas encore au courant du contenu de votre étude parce que c'est moi qui ai verrouillé l'accès… 

  • Non, je ne suis pas une variante ! s'exclama Lydia, presque dans un cri.

  • Chut, intima Jane. Baissez d’un ton. Ne perdez pas de temps à nier l'évidence des faits, vous qui êtes scientifique. Vous devriez être fière de ce que vous êtes, l’assumer en somme. Expliquez-moi pourquoi vous travaillez dans un hôpital où la mortalité a soudainement baissé depuis votre embauche ? Je crois que vous soignez clandestinement des variants, me tromperai-je ? Je suis loin d’être stupide, Lydia, et la BMRA non plus. On vous observe depuis assez longtemps pour affirmer que vous avez un don de guérison, et vous vous en servez sur vos patients pour des maladies ou des blessures non mortelles. Vous menez une étude qui étayerait le fait que les mutants ne sont pas dangereux pour l’humanité. Un grain d'espoir dans un océan de haine et d'obscurantisme. Je loue vos efforts, mais vos méthodes sont inefficaces contre le système en place. Au fond, je pense que vous saviez que votre tentative vous mènerait vers une fin inéluctable, pourtant la vérité et l'altruisme ont été plus forts.

  • J'ai été stupide..., lâcha Lydia, la voix tremblante.

  • Allons, répondit Jane avec douceur. Lydia, je vous offre un moyen de parvenir à vos fins. Pour cela, il vous suffit de m’accompagner.

 

Lydia ne répondit pas. Son cœur battait à tout rompre, envahi par la panique. Sans réfléchir, elle se leva brusquement, cherchant à fuir cette conversation qui devenait de plus en plus oppressante. Il lui fallait de l'air, sortir, respirer, quitter cet endroit avant que tout ne s'effondre. Ses pensées se bousculaient : sa vie, sa famille, elle devait les protéger. Elle ne pouvait pas se permettre de rester là plus longtemps.

Jane l’observa s’éloigner d’un air calme, sans tenter de la retenir immédiatement. Deux hommes en costume, jusque-là discrets, assis à une table à l’autre bout du restaurant, levèrent leurs verres sans échanger un mot, avant de se lever à leur tour pour suivre Lydia. Ils étaient massifs, leurs mouvements précis et déterminés. Pas une ombre d’hésitation ne marquait leur visage.

Lydia atteignit l'ascenseur extérieur en verre, ses doigts tremblants martelant le bouton pour l’appeler. Les secondes s'écoulèrent trop lentement à son goût. Les portes transparentes semblaient jouer contre elle, ne s'ouvrant qu’avec une lenteur insoutenable. Pendant ce temps, elle sentit derrière elle une tension palpable. Les deux hommes approchaient, plus près maintenant. L'un d'eux, avec une expression impassible, sortit discrètement une arme de poing. Lydia sursauta, ses jambes semblaient sur le point de céder sous l'angoisse.

Puis, soudain, la silhouette de Jane réapparut derrière les hommes, avançant d’un pas tranquille, comme si elle se promenait simplement.

  • Oh ma chère, vous avez oublié vos documents sur la table, dit Jane, d'une voix douce et mesurée, brandissant la feuille numérique qu’elle lui avait montrée plus tôt.

 

Les deux hommes rengainèrent furtivement leur arme, il y avait trop de monde aux alentours pour neutraliser Lydia Sorel. Dos à eux, Jane fit un signe à la jeune femme de monter dans l’ascenseur ouvert, qui obéit immédiatement.

Soudain, Jane se retourna rapidement vers eux en tenant une arme entre ses mains. En une fraction de seconde, la comtesse leur tira une balle en pleine tête avec un sang-froid et une détermination extrême. Les deux hommes s’écroulèrent telle des poupées de chiffon au sol et la porte de l’ascenseur se referma avec Jane et Lydia à l'intérieur. Le médecin, en état de choc, ne bougeait plus. Elle se plaça contre la vitre en agrippant fermement la rampe de la cabine, prise de vertiges et de nausées.

  • La voilà votre preuve, Lydia. Je peux vous aider. Je vais être très claire et je ne le répéterai pas. Vous venez avec moi, et vous aurez une chance de vivre plus longtemps, ou repartez seule et ils vous tueront vous, vos parents ainsi que votre frère et votre sœur. Ils veulent vous faire disparaître.

 

Lydia, encore sous le choc des événements, hoqueta presque en entendant ces mots. Elle sentait la gravité de la situation s'écraser sur ses épaules, chaque mot de Jane résonnant dans sa tête.

  • Bon sang ! Je ne veux pas qu'ils s'en prennent à ma famille ! Je dois les prévenir ! s'écria-t-elle, désespérée, à bout de souffle.

 

Jane, implacable, ne cilla pas.

  • Inutile, une de mes connaissances attend de mettre votre famille en sécurité dès que je lui en aurai donné le signal. Pour cela, vous devez venir avec moi.

  • Quoi, où les emmenez-vous ? Lydia peinait à suivre, ses pensées se bousculaient. Elle voulait comprendre, mais la peur brouillait tout.

  • Nous n'avons pas de temps à perdre ! Venez, et je vous garantis qu'ils seront en sécurité. Et vous aussi d'ailleurs.

 

Lydia se figea, incapable de prendre une décision.

  • Je... je veux... les sauver, je ne veux pas mourir, murmura-t-elle, la voix tremblante.

 

Jane la regarda avec une froideur calculée.

  • Comme tout organisme qui lutte pour sa survie. Sa voix était calme, mais implacable. Lorsque nous sortirons de cet immeuble, restez près de moi, peu importe ce qui arrivera.

 

La cabine de l’ascenseur, entièrement en verre, descendait doucement, offrant une vue spectaculaire sur la ville en contrebas. Mais pour Lydia, cette vue était lointaine, floue, et dénuée de sens. Son esprit était ailleurs, accablé par l'angoisse et l'incertitude.

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