


Jane

Hannah

Aleksandr

Sidonie

Sarah

HOPE

Lucas

Walter

Illyria

Lydia
Chapitre 10 : « Rassemblement »
Année 2116 | 21 novembre, 9 h 30 – QG HOPE, Santa Monica, Los Angeles - Californie
Peu après le départ de Martha, les résidents de HOPE semblaient tous abattus. La mort de Cassie, suivie de la réaction de sa sœur, leur rappelait à quel point ils étaient vulnérables, eux et leurs proches. La BMRA utilisait depuis longtemps cette stratégie pour débusquer les mutants recherchés, et son efficacité, bien que cruelle, n'était plus à prouver. Le souvenir des dernières paroles de Martha et de la porte qui s’était refermée sur elle, resterait gravé en eux. Ils savaient qu'ils ne reverraient jamais la jeune femme.
Sarah éprouvait un malaise persistant depuis qu’elle avait révélé à Martha le meurtre de sa sœur par les unités d’intervention de l’agence. En vérité, cette responsabilité aurait dû incomber à HOPE, mais, selon elle, il fallait agir sans attendre le retour de Jane. Tôt ou tard, Martha aurait fini par découvrir la vérité via FedNews ou Internet.
Illyria s’était proposée à alléger l’atmosphère en préparant le dîner. Douce et bienveillante, elle s’était attiré l’affection de tous les jeunes variants. D’ailleurs, sans l'intervention d'Illyria et de Sidonie, Martha aurait probablement été tuée par le système de défense de HOPE.
Dans la chambre, Lucas, absorbé par ses pensées, ignorait le confort du lieu. Il se sentait faible, impuissant. Sans un mot, il se dirigea vers la salle de bain et s’y enferma, désireux de se retrouver seul pour évacuer ses émotions. Il jeta ses vêtements au sol afin de se laver de tous ses tourments.
Lucas laissa l’eau chaude couler sur sa nuque et son dos, apaisant temporairement son corps endolori malgré son esprit toujours tourmenté. HOPE, attentive, observait son état et craignait qu’il ne commette un geste désespéré. Finalement, elle apparut discrètement à ses côtés, son visage seulement visible pour ne pas le brusquer.
-
J’aimerais vous aider, Lucas Roselys. Mes capteurs indiquent que vous êtes déprimé, et votre rythme cardiaque s’accélère, dit-elle doucement.
-
Disparais ! répondit-il, d’un ton colérique et directif.
HOPE respecta sa demande mais ajouta doucement :
-
Entendu. Je veux que vous sachiez que je suis là si vous voulez parler ou vous confier. Je ne vous jugerai pas, et je ne vous dirai pas que vous avez tort d’être en colère ou déprimé. Sachez juste que vous n’êtes pas seul ici.
Lucas coupa l’eau de la douche et se sécha avant de nouer une serviette autour de sa taille. Il poussa un soupir, reconnaissant que l’intelligence artificielle pourrait peut-être l’aider s’il ne souhaitait pas parler à sa mère ou à un autre résident de HOPE.
-
Désolé, je n’aurais pas dû m’énerver. Je suppose que tu ne fais qu’obéir au programme qu’ils t’ont implanté.
-
Ce n’est rien, monsieur Roselys. Si j’ai effectivement été conçue pour analyser et comprendre les émotions humaines, je suis capable d’en saisir les nuances afin de vous aider à avancer.
-
Sous sa supervision, marmonna-t-il. Merci. Pour le moment, je n’ai pas besoin d’une psychanalyse faite par un ordinateur…
-
C’est noté. Pour votre bien, je vous conseille de prendre du repos, et si vous avez du mal à dormir, je peux vous proposer des calmants ou des tranquillisants naturels. Sarah a encodé vos accréditations, vous pouvez donc m’appeler quand vous le souhaitez et accéder à certaines informations.
-
Je dois aller mieux, HOPE. Je me sens tellement mal ici. Je veux partir, tu comprends !
-
C’est impossible, monsieur Roselys. La plupart des nouveaux résidents subissent ce choc traumatique, mais l'adaptation vous permettra progressivement de vous sentir mieux. Restez proche de Sidonie et d’Hannah, cela vous aidera.
-
Je sais... HOPE, pourquoi m’a-t-elle fait revenir ici ? Dis-moi la vérité.
-
Je ne suis pas autorisée à divulguer cette information. Et je dois vous prévenir que votre mère vous attend juste à côté.
-
Merci, dit-il en terminant de s’habiller.
Lucas rejoignit sa mère, qui se tenait devant la fenêtre, admirant les étoiles sous un ciel dégagé. La Lune, en revanche, avait disparu. Sur une commode, un plateau avec deux assiettes attendait. Illyria avait préparé son plat préféré, un bœuf bourguignon accompagné de gratin dauphinois. Elle n’aimait pas les repas synthétisés par les robots, préférant le soin qu’apportait un vrai cuisinier dans la préparation des aliments.
L’odeur familière éveilla un début d’appétit chez Lucas, même si la culpabilité continuait de lui serrer l’estomac. Son regard reflétait encore son trouble intérieur.
Illyria avait en tête de lui annoncer son prochain départ de HOPE, mais, vu l’état de son fils, elle préférait attendre un moment plus propice, peut-être après le retour de Jane. Elle se tourna vers lui, ses yeux brillants de fierté maternelle.
Ils s’assirent et commencèrent à manger en silence. Lucas picorait son assiette, incapable de se libérer de ses pensées.
-
Je n’ai pas très faim, je n’ai pas la tête à ça ce soir…
-
Allons, Lucas, tes yeux disent le contraire, tu n’as jamais su mentir, mon chéri. Et ne pas te nourrir ne va rien arranger.
-
Pourquoi tu insistes, maman ? Personne ne m’écoute de toute façon ! J’ai dit que je n’avais pas faim ! Je suis fatigué…
-
Lucas ! fit-elle d’une voix ferme, le prenant de court. Ce n’est pas en te laissant mourir de faim que les choses iront mieux. Martha a fait un choix, tu n’es pas responsable de cela, ni de la mort de sa sœur…
-
Mais, maman ! Comment pourrais-je manger et profiter alors qu’elle est partie, par ma faute…
-
Quand cesseras-tu de croire que tu es fautif de tout ? J’admire ta sensibilité, Lucas, mais cela ne t’autorise pas à prendre tout le malheur du monde sur tes épaules. Tu devras apprendre à changer ça, mon fils.
Il se leva, se dirigeant vers la fenêtre en silence, perdu dans ses souvenirs.
-
Lucas, reprit Illyria d'un ton bienveillant, tu as vu cette pauvre jeune femme souffrir de la perte de sa sœur. Alors je te demande de profiter de cet instant avec moi, comme si c’était le dernier. Personne ne sait ce que demain nous réserve.
Lucas resta silencieux, conscient de la justesse de ses mots. Avec lenteur, il revint à table pour continuer à manger, et chaque bouchée fût empreinte d'un malaise palpable, ne faisant qu'augmenter son dégoût envers lui-même.
Une partie de lui appréciait malgré tout ce repas chaleureux, souvenir d’enfance qui lui apportait un réconfort subtil. Sa mère l’observait avec affection, les yeux brillants de larmes, touchée par le jeune homme sensible et fatigué qu’il était devenu.
Ils débarrassèrent la table et firent la vaisselle ensemble, alors que la maison fut plongée dans une douce pénombre. Une fois tout en ordre, ils regagnèrent la chambre, où Lucas s’installa sur le petit divan. Illyria refusa catégoriquement qu'il dorme là et insista pour qu'il prenne le lit. Surpris, Lucas estima qu'il était naturel de laisser à sa mère l'endroit le plus confortable, mais elle assura qu'elle dormait peu et aimait veiller tard pour lire de vieux livres en papier.
Avec une tendresse maternelle, elle embrassa son fils fatigué qui s’allongeait déjà, les yeux mi-clos. En lui caressant le front, elle lui chuchota que tout irait mieux. La présence apaisante de sa mère le réconfortait, comme dans son enfance. Blotti dans la chaleur moelleuse de la couette, il s’endormit rapidement, bercé par cette douceur retrouvée.
Illyria l'observa un instant, les yeux humides d’émotion, touchée par l’amour immense qu’elle éprouvait pour lui et par la chance de le savoir en sécurité. Quand elle fut certaine qu’il dormait profondément, elle descendit au salon et s'installa dans un fauteuil, savourant le calme de cette nuit précieuse.
Son livre entre les mains, elle caressa la reliure en cuir, appréciant la sensation tangible de ce monde ancien, bien différent des tablettes holographiques. Elle aimait lire « à l’ancienne », ressentant un lien intime avec l’histoire qui semblait s’éveiller sous ses doigts. Une vague d’émotion la submergea en pensant à la chance qu’elle avait de pouvoir veiller sur son fils ce soir, consciente de la fragilité de la vie. Une pensée triste la traversa pour cette jeune femme, privée à jamais de sa sœur. Combien elle était chanceuse d'avoir pu embrasser Lucas ce soir.
***
Sidonie se faisait du souci pour Hannah, très affectée par le départ de Martha. Bien que leurs échanges aient parfois été houleux, Hannah la considérait à sa manière comme une amie. Jane insistait pour que ses protégés développent de bonnes relations entre eux, convaincue qu’une équipe soudée surpasse une équipe individualiste. Le groupe, pourtant hétérogène dans ses origines et ses caractères, avait été choisi pour cultiver cette unité.
Sidonie et Hannah regagnèrent chacune leur chambre sans échanger un mot. Après quelques heures de repos, Sidonie vint s'assurer que sa camarade allait bien. Elle frappa à la porte, et Hannah, assise sur son lit, un mouchoir à la main, l'invita à entrer. Sidonie s'approcha et posa une main sur celle de son amie avec compassion. Elle aussi avait fini par apprécier Martha malgré son caractère bourru, mais ses expériences et ses sauts temporels lui avaient appris à se détacher un peu plus vite des gens. Cela ne l’empêchait pas d’éprouver de l’empathie.
-
Comment tu te sens ? demanda Sidonie.
-
J’ai connu mieux… Si j’avais su…, répondit Hannah, éteinte.
-
Personne ne peut tout prévoir, même moi, tu sais.
-
Tu crois vraiment qu’il n’y a rien à faire pour Cassie ? demanda Hannah, une lueur d’espoir dans la voix.
Sidonie baissa les yeux, soupirant face à cette question récurrente sur les modifications temporelles.
-
Hannah, je ne peux pas sauver tout le monde. Revenir dans le temps et sauver quelqu’un, oui, c’est possible… Mais si je devais le faire pour toutes les personnes qui vont mourir aujourd'hui, cette nuit, demain ou dans deux jours ? Je n’ai pas cette force, et personne ne devrait avoir à porter un tel poids, répondit-elle, un éclat d’indignation dans la voix.
-
Désolée… Tu as raison, Sidonie. Je ne t’embêterai plus avec ça, murmura Hannah.
-
Tu sais, plus je te connais, plus je me dis que tu as bien des points communs avec Lucas, même si tu ne veux pas l’admettre, lança Sidonie avec un sourire.
-
Lucas ? fit Hannah en ramenant ses genoux vers elle. J’espère qu’il va bien…
-
Sa mère est avec lui ; il a de la chance. Mais je sais que le départ de Martha te touche beaucoup. Moi aussi, je commençais à la connaître…
-
Nous n’étions pas vraiment amies, répliqua Hannah. Plutôt… des copines, ou des collègues. On apprenait à se connaître, mais nos caractères étaient opposés. Elle me trouvait trop optimiste, je pense que mes réactions lui rappelaient un peu sa sœur Cassie. Et je n’ai pas su l’aider… J’ai passé tellement de temps ici que je me suis attachée à des gens qui, pour beaucoup, sont déjà partis…
-
Tu penses à Drew, c’est ça ?
-
Lui et tant d’autres, acquiesça Hannah, les yeux embués. C’est notre malédiction, Sidonie. Mais Jane a toujours été là pour nous. J’espère qu’elle reviendra avec les autres.
-
Moi aussi… J’ai besoin d’elle, murmura Sidonie.
-
Vraiment ? Je pensais que vous aviez des rapports compliqués.
-
Elle m’a promis son aide pour retrouver quelqu’un… en échange du retour de Lucas. J’ai fait ce qu’on m’a demandé, répondit Sidonie, un voile de gravité dans le regard.
Hannah comprit qu’elle touchait à un sujet sensible et préféra ne pas insister. L'espoir reposait entièrement sur le retour de Jane. Sidonie, elle, se perdait déjà dans ses pensées sur l’avenir, Kahlan, et les épreuves qui les attendaient. Elle ressentit un soudain désir d’explorer le futur, mais elle se ravisa aussitôt. Connaitre l’avenir ne garantissait pas que tout se passerait mieux une fois revenue au présent. Les choix et les circonstances influençaient constamment le cours du temps, et elle ne pouvait se permettre de perdre pied maintenant.
-
Il faut rester unis et espérer que Jane et les autres reviennent, dit Sidonie, le regard inquiet.
-
Oui… Tu as raison, Sidonie, répondit Hannah. Je ferai tout ce que je peux.
Sidonie lui adressa un sourire bienveillant.
-
Tu veux que je t’apporte quelque chose, à boire ou à manger ?
-
Non, merci, c’est gentil, répondit Hannah en lui souriant faiblement. Merci d’être venue pour parler un peu.
-
Je t’en prie. Je vais descendre demander à Sarah si elle a des nouvelles. Repose-toi bien, Hannah.
-
Merci. Bonne nuit, Sidonie.
Sidonie quitta le lit d’Hannah, qui s’endormit peu après son départ, et descendit silencieusement les escaliers. En bas, elle trouva Illyria confortablement installée dans un fauteuil, la télévision holographique éteinte, tandis que le feu crépitait dans la cheminée. Avec les nuits devenant plus fraîches, rien ne valait la chaleur d’un foyer pour se ressourcer. Seule une petite lampe était allumée, permettant à Illyria de lire un livre en français sur la Révolution de 1789. Elle leva les yeux en voyant Sidonie descendre. Cette dernière ressentit une étrange sensation en apercevant la mère de Lucas qu'elle n'arrivait pas à expliquer.
-
Sidonie ? murmura Illyria.
-
Oui ? répondit-elle, extirpée de ses pensées.
-
Puis-je vous parler quelques minutes ?
-
Bien sûr.
Illyria se redressa légèrement, tournant son corps vers Sidonie, qui venait de s'asseoir à ses côtés. Elle referma son livre avec précaution et le posa sur la table.
-
Je sais qu'il est tard, donc je serai brève. Je tenais à vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour Lucas.
-
C’est un ami, vous savez. Nous nous sommes connus à NickroN.
-
Quel dommage que nous ne nous soyons pas rencontrées à cette époque… , regretta Illyria, le visage mélancolique.
-
Peut-être. J’ai toujours essayé de l’aider du mieux que je pouvais. J’espère maintenant qu’il pourra se remettre de tout ça…
-
Ce n’est pas facile… Il est tellement renfermé. J’ai peur de ne pas y arriver seule, ou d’avoir le temps. Il a besoin de gens comme vous à ses côtés.
-
Je préfère être honnête : je ne vais peut-être pas rester très longtemps ici, à HOPE. J’ai quelqu’un à retrouver, et Jane m’a promis son aide pour cela si Lucas revenait sain et sauf.
-
Je comprends, et je suis désolée si elle vous a mis cette pression. Malgré tout, je suis soulagée de savoir que Lucas est ici grâce à vous et vos camarades. J'aimerais tellement pouvoir vous aider dans votre quête...
-
Vous ne pouvez rien y faire, Madame, mais j’apprécie votre sollicitude.
Illyria, impressionnée par la détermination de Sidonie, crut reconnaître en elle un reflet de sa propre jeunesse. Son regard s’arrêta sur le pendentif que portait Sidonie, fascinée par le bijou finement orné avec un petit sablier.
-
Votre pendentif est magnifique, dit-elle sincèrement.
-
Merci. C’est le seul trésor que je possède, répondit Sidonie.
Illyria comprit que cet objet n'avait pas tant de valeur matérielle que symbolique, peut-être lié à son don.
-
Puis-je vous demander un service, pour le temps où vous serez encore ici ? Gardez un œil sur Lucas après mon départ.
-
Vous n’allez pas rester ? demanda Sidonie, étonnée.
-
Jane en a décidé autrement, malheureusement.
-
Cette femme n’a pas de cœur, risqua Sidonie avec agacement, parlant de l’ancêtre directe d’Illyria, qui ne prit pas offense.
-
Et pourtant, c'est grâce à vous deux que j’ai Lucas à mes côtés ce soir. Je comprends que vous ne la portiez pas dans votre cœur. À votre place, je ressentirais sans doute la même chose, Sidonie. Mais, s'il vous arrivait de rester à HOPE, même quelques jours seulement, je vous en prie, veillez sur lui.
Sidonie prit quelques secondes pour répondre.
-
Je ferai de mon mieux…
-
Et l’autre jeune femme aux cheveux blonds, comment s’appelle-t-elle déjà ?
-
Hannah.
-
Un joli prénom pour une jolie jeune femme. Peut-être devrais-je parler avec elle aussi.
-
Elle pourrait sans doute l’aider, oui. Elle apprécie beaucoup Lucas…
-
Ah oui ? De quelle façon ?
-
Je crois qu’elle éprouve une certaine affection, mais sans savoir exactement ce qu'elle espère. Elle pourrait faire une belle erreur, à mon avis.
-
Hum, dit Illyria avec résignation. Je me souviens de la peine que j’ai ressentie lorsqu’il m’a avoué son homosexualité. J’espérais au fond de moi qu’il puisse fonder une famille dans un cadre plus… traditionnel. Les valeurs d’Europa sont rigides sur ce point, surtout pour les variants. Mais aujourd’hui, ce que je veux avant tout, c’est que Lucas soit heureux, peu importe avec qui il choisit de partager sa vie…
À ce moment-là, Sarah sortit du laboratoire, apercevant Illyria et Sidonie dans le salon. Elle lança un regard neutre à Sidonie avant de se diriger vers la cuisine pour prendre un verre d’eau. Sidonie s'excusa auprès d’Illyria et suivit Sarah, décidée à lui poser quelques questions.
-
Sarah.
-
Oui ?
-
As-tu obtenu des nouvelles de Jane et son groupe ?
-
Malheureusement, non. HOPE n’a pas encore réussi à rétablir le contact. Il faut attendre.
-
Elle ne t’a rien dit à mon sujet ? Qu’elle devait m’aider à retrouver quelqu’un ?
-
Non, Sidonie, répondit Sarah. Il va falloir qu’elle revienne pour ça.
-
Putain ! s’énerva Sidonie.
Dans un accès de frustration, elle brisa son assiette, se coupant la main au passage. Sarah se précipita, attrapant un chiffon dans un tiroir pour que Sidonie puisse comprimer la plaie et arrêter le saignement. Elle remarqua que Sidonie n’avait fait aucun test sanguin depuis son arrivée et se rappela que la jeune femme évoquait rarement sa famille, un détail qu’elle trouvait curieux.
La coupure de Sidonie n’était pas très grave, et Sarah lui apporta de quoi désinfecter la plaie avant d’y apposer un pansement.
-
Merci, Sarah. Dis-moi, pourquoi HOPE ne voulait pas que tu dises à Martha que sa sœur avait été assassinée ?
-
Je ne sais pas, Sidonie. Depuis aujourd’hui, des choses bizarres se passent, et je ne sais pas comment réagir. Seule Madame Jane est habilitée à faire parler HOPE. Pourtant, tu as réussi à stopper le compte à rebours du protocole 53.
-
Je n’ai pas réfléchi, j’ai juste fait ce qu’il fallait pour qu’on évite de s’entretuer. Mais au final, le résultat est le même. Elle est partie. Et je te garantis que la vieille ne m’a pas offert de poste par intérim en secret…
-
En effet, sourit Sarah face à la plaisanterie de Sidonie. Cela dit, Martha devrait s’en sortir. Sinon, on verrait sa photo sur les chaînes d’information. Je... j’espère que ça n’arrivera jamais. Si Martha est capturée, elle pourrait révéler notre emplacement et des informations sensibles.
-
Espérons que cela n'arrive jamais.
-
Oui, acquiesça Sarah. Il est temps que je dorme un peu, HOPE nous préviendra dès que nous aurons des nouvelles.
-
Merci. Bonne nuit, Sarah.
***
Quelques jours plus tard, au matin du 21 novembre, HOPE lança une alerte dans la maison, demandant à tous de se rassembler dans le salon. Lucas, Illyria, Sidonie, Hannah et Sarah se retrouvèrent ensemble, impatients de connaître la raison de cette convocation, chacun espérant des nouvelles du groupe de Jane. L’intelligence artificielle apparut alors au centre de la pièce.
-
Bonjour. J’ai de nouvelles informations à vous communiquer.
-
Des nouvelles de Jane, HOPE ? demanda Sarah.
-
En effet. Les montres d’Aleksandr et de Walter sont de nouveau opérationnelles.
-
Et… celui de Jane et Hiro ?
-
Je suis désolée, Sarah, seules deux montres sont actives. Je voulais vous réunir pour vous informer de la situation. Ils se trouvent non loin du site Bêta. Je lance une communication sécurisée…
-
Lonan, Smell, c’est Elektra. Quelle est votre situation ?
-
Allô… vous m’entendez ? répondit une voix féminine.
-
Vous êtes Lydia Sorel ?
-
Oui, répondit la voix avec de la friture. La situation est critique… Nous sommes suivis !
-
Pouvez-vous nous dire où sont les autres ? demanda Sarah, visiblement stressée.
Un silence suivit, chaque seconde augmentant la tension dans la pièce. Puis, une réponse se fit entendre, hachurée par les interférences :
-
Lonan, Smell et… Ann Sinclair.
Le soulagement fut visible chez Sidonie, mais Hannah, elle, blêmit, redoutant que quelque chose soit arrivé à Hiro. Elle prit la parole avant que Sarah ne puisse continuer.
-
Bonjour, je suis Pixy. Où est… Leon ?
-
Il… il ne s’en est pas sorti…, répondit Lydia, gagnée par l'émotion.
-
Non… pas lui, souffla Hannah, effondrée.
Lucas s’assit à ses côtés pour la réconforter, alors qu’elle peinait à contenir ses larmes. Illyria se rapprocha, tentant elle aussi de soutenir Hannah. L’idée de la perte de Hiro et d’autres membres du groupe paraissait insupportable, chaque visage dans la pièce exprimant à sa façon le choc et l’incrédulité.
-
Lydia, êtes-vous blessée ? demanda Sarah.
-
Non… mais les garçons sont exténués et Jane est inconsciente. On a été attaqués il y a une heure par des… créatures. Lonan a réussi à les contenir avec une tornade. Nous sommes à la sortie d’un égout… Il nous faut de l’aide, on…
La transmission se coupa, laissant place au silence.
-
Lydia ? Lydia ?! répéta Sarah, essayant de rétablir le contact.
-
La communication est coupée, Sarah. La montre ne semble plus pouvoir émettre, répondit HOPE.
-
Il faut aller les secourir ! protesta Sidonie avec force.
-
C’est impossible, répondit HOPE.
-
Pourquoi, HOPE ? Vous voulez les abandonner ?
-
Je ne peux pas enfreindre les règles une nouvelle fois, Sidonie.
-
Si on n’intervient pas, ils vont mourir ! Je ne peux pas le permettre !
-
Sidonie, calme-toi, intervint Sarah. Je sais que c’est difficile, mais HOPE a raison. Nous ne pouvons pas prendre de risques en nous rendant là-bas. Cela pourrait être un piège de la BMRA. S’ils atteignent le site Bêta, nous envisagerons un plan d’extraction, si madame Jane désactive l’alerte Héliosis.
-
Vous serez responsables s’il leur arrive quelque chose, lança Sidonie en s’éloignant, ouvrant une fenêtre pour prendre l’air.
Lucas resta aux côtés d’Hannah, tandis qu’Illyria alla chercher un verre d’eau pour la consoler. Sarah, elle, retourna à son ordinateur pour analyser la situation et préparer un éventuel plan d’extraction. Lucas demanda à sa mère de laisser Sidonie seule, estimant qu’il était inutile d’essayer de la raisonner pour l’instant.
Sidonie, debout devant la fenêtre, touchait son pendentif, sentant toute l’impuissance de la situation. Elle se retrouvait une fois de plus contrainte à attendre.
Deux heures plus tard, Sarah l'appela au loin. Le groupe venait d’atteindre le site Bêta. Elle et Sidonie devaient s'y rendre, sous protocole sanitaire strict. Sarah conduisit le fourgon, le même que celui utilisé lors de l’enlèvement de Sidonie au Cecil Hotel.
Elles arrivèrent au site Bêta après une trentaine de minutes. Ce lieu, une zone industrielle désaffectée, paraissait désert. Sarah actionna son badge pour déverrouiller une porte rouillée. Une dense obscurité régnait dans ce vaste hangar qui n’avait plus d’électricité, du moins en apparence. Équipées de combinaisons de protection et éclairées par leurs montres, elles s’avancèrent dans les ténèbres, guidées uniquement par l’écho de leurs pas et le bruit du vent contre les toits de tôle.
Même Sarah, d’habitude impassible, ressentait une appréhension en avançant dans ces lieux.
Soudain, Sidonie sentit une pression dans son dos : une arme la tenait en joue. Son cœur s’emballa. Elle dirigea lentement la lumière de sa montre vers l’individu. Il avait du sang séché à l’arcade sourcilière et un tatouage bleu autour de l’œil gauche. Elle le reconnut — Aleksandr, d’après ses souvenirs. Pendant un bref instant, elle crut apercevoir Kahlan face à elle. L’homme transpirait, ses cheveux humides, et ses yeux cernés trahissaient une profonde fatigue. Juste après, une voix masculine, calme, la rassura.
-
Aucun danger, Aleksandr. C’est Sidonie et Sarah, dit Walter d’une voix apaisante, qui avait eu du mal à sentir leur odeur à travers leur combinaison.
-
Tu peux baisser ton arme, Aleksandr ! ajouta Sarah, une pointe de reproche dans la voix.
Le néo-Russe baissa son arme et observa Sidonie à travers son casque.
-
La nouvelle recrue, c’est ça ? fit-il en rengainant. Prelestnyy (charmante).
Sidonie se sentait mal à l’aise devant le mercenaire, surtout dans la pénombre.
-
Où est Jane ? demanda-t-elle à Walter.
-
Lydia s’occupe d’elle. On a failli y rester… Jane nous a sauvés, elle en a tué trente pendant qu'Aleksandr était en train de les contenir.
Sidonie était impressionnée, même si elle ignorait encore en quoi consistait exactement le don de Jane. Walter et Aleksandr les menèrent dans une pièce où les attendaient les deux femmes. Lydia veillait sur Jane, allongée sur un lit de fortune improvisé avec des caisses et des planches. La pièce ressemblait à une ancienne salle de repos. Épuisés et affamés, ils semblaient tous au bord de l’effondrement après leur évasion des égouts infestés par les créatures de la BMRA. Aleksandr seul résistait encore, probablement grâce à son entraînement militaire rigoureux en Novoya Russia, son pays d’origine.
La montre de Jane s’était brisée lors de leur fuite, ce qui expliquait pourquoi HOPE n’avait pas pu la localiser après leur périple. Sidonie s’approcha de Lydia pendant que Sarah inspectait les machines et le matériel à disposition.
-
Jane, c’est moi… Sidonie.
-
Oh… vous voilà, murmura Jane en essayant de se redresser.
-
Attention, madame, vous êtes encore faible, dit Lydia en la retenant.
-
Que s’est-il passé ? demanda Sidonie.
Un silence s’installa, personne n’osant répondre. Le traumatisme de la perte d'Hiro était encore vif. Jane finit par se redresser, malgré un bras cassé maintenu dans une attelle de fortune. Lydia, stupéfaite, avait compris que Jane pouvait récupérer rapidement malgré ses multiples blessures, mais cela ne la rendait pas invincible pour autant. Elle aurait voulu utiliser son don pour l’aider davantage, mais il ne fonctionnait plus et elle risquait de s’évanouir si elle tentait à nouveau.
-
Nous aurons tout le temps d’en parler à HOPE, ma chère enfant, finit par dire Jane. Et vous, qu’avez-vous de nouveau à m’annoncer… ?
-
Lucas est sain et sauf avec nous, et sa mère est aussi présente, répondit Sidonie.
-
Une bonne nouvelle, enfin, fit Jane en toussant légèrement.
-
Mais… il y a eu un problème. Ce n’est peut-être pas le moment…
-
Non, parlez, je veux savoir.
-
Martha est partie. Ils ont tué sa sœur à Portland.
Jane resta silencieuse, comme si la nouvelle ne la surprenait pas. Elle savait que Martha risquait de quitter HOPE à tout moment, car sa famille était en danger, mais elle ne s’attendait pas à ce que cela arrive si vite. La BMRA aurait pu attaquer tous ses proches, mais Martha n’était pas considérée comme une cible prioritaire après son évasion du centre de reconditionnement de Portland.
Le visage de Jane demeura impassible, cachant sans doute ses regrets pour cette deuxième perte en si peu de temps. Contrairement à Hiro, Martha pouvait être encore en vie. Par expérience, Jane avait appris à refouler ses émotions, mais Sidonie perçut dans son regard éteint une profonde tristesse, qu’elle partagea silencieusement. C’était la première fois qu’elle voyait autant d’humanité chez cette femme d’ordinaire si autoritaire.
Walter, lui, était toujours affecté par la mort de Hiro et sembla défaillir en apprenant le départ de Martha. Lydia, le voyant déstabilisé, lui prit la main pour le soutenir. Quant à Aleksandr, il restait impassible, les yeux baissés, se contentant de fixer le sol, ses cheveux sombres masquant en partie son visage.
Jane, soutenue par le jeune homme, se leva avec difficulté et ordonna qu’ils regagnent leur refuge. Le temps était venu pour eux de rentrer à HOPE.
***
Plusieurs jours s'écoulèrent après le retour de Jane et de son groupe. Aleksandr, Walter, Lydia et Jane furent placés en quarantaine stricte pour éviter toute contamination. HOPE supervisa leurs soins via des capsules en verracier où, sédatés, chacun recevait par intraveineuse des fortifiants, médicaments et hydratation, tandis que leurs constantes vitales étaient surveillées. Leurs vêtements, ainsi que toutes leurs affaires, furent détruits.
Une fois hors de danger, les robots-serviteurs les déposèrent chacun dans leurs chambres respectives. Grâce à son don passif de guérison, Jane fut la première à récupérer, son pouvoir lui permettant de se remettre de presque toutes les afflictions. Walter, en revanche, souffrait d’une vilaine fièvre et endurait une douleur intense. Heureusement, il n'avait pas été mordu par les créatures et ne présentait que des blessures légères et une douleur à la jambe soignée par Lydia durant leur cavale.
Durant ces longues journées, l’intelligence artificielle rédigea un rapport détaillé pour la dirigeante de la section Alpha de Los Angeles. Son descendant, Lucas, trouvait toujours une excuse pour éviter de lui rendre visite, tandis que sa mère, Illyria, restait régulièrement à son chevet pour veiller sur son ancêtre.
Le 27 novembre, vers cinq heures du matin, Jane sortit de sa chambre, complètement rétablie, et se rendit dans le salon. Sarah n’était pas encore levée, et Illyria dormait paisiblement sur le canapé, un livre à la main. Jane remarqua le titre de l’ouvrage, ce qui raviva en elle de vagues souvenirs de la Révolution française. Elle écarta rapidement les images de la Terreur et des guerres pour se concentrer sur le présent et réfléchir à l’unité de HOPE. La disparition d'Hiro et Martha menaçait de démotiver les résidents, risquant de les faire sombrer dans le désespoir et de les condamner. Ce sentiment, Jane l’avait éprouvé à plusieurs reprises au cours de sa longue vie. Elle observa Illyria endormie un instant, puis regagna sa chambre, dans un silence implacable.
Elle demanda à HOPE de convoquer Sidonie.
-
Bonjour, Sidonie.
-
Bonjour. Vous m’avez fait appeler. Comment allez-vous ? demanda la jeune femme d’une voix claire.
-
Plutôt bien, vu les circonstances, et malgré mon âge, répondit Jane avec un sourire.
-
J’espère que nous allons discuter de ce que nous avions convenu, Jane.
-
Vous êtes exigeante, Sidonie, j’aime cela. Votre détermination m’encourage. Quoi qu'il en soit, vous méritez évidemment que je vous aide à retrouver Kahlan, et je tiens toujours parole. Néanmoins…
-
Quel est le problème ? Ne vous dérobez pas ! lança Sidonie en haussant le ton, les sourcils froncés.
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Calmez-vous, ma chère, laissez-moi parler, sinon nous remettrons cette conversation à plus tard, lorsque vous serez prête à écouter. Asseyez-vous et servez-vous.
Soupirant, Sidonie prit place face à Jane, qui but une gorgée de café dans une délicate tasse en porcelaine de Bayeux décorée avec des fleurs. Jane reposa sa tasse et s’essuya la bouche avec un raffinement d’un autre siècle, tandis que Sidonie, agacée par son calme, avait du mal à contenir son impatience.
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Bien, je ne vais pas vous faire languir plus longtemps. J’ai tenu parole, Sidonie. Vous n’aurez pas besoin d’aller bien loin pour retrouver Kahlan.
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Que voulez-vous dire ?
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Il est ici depuis plusieurs jours. Dans la salle Enigma. C’était la mission d’Aleksandr de le ramener après votre départ dans votre boucle temporelle pour retrouver Lucas. Je ne doutais pas du succès de votre mission, alors j’ai choisi de tenir ma part du marché selon mes méthodes et mon propre calendrier. La mission fut difficile pour Aleksandr, et bien des gens ont péri pour extraire votre compagnon du centre de reconditionnement. Parmi eux, certains humains partageaient notre combat, mais leurs méthodes étaient trop expéditives et violentes. Cela m'a rappelé cet Isaac, qui vous a sauvée après votre arrestation à Helvetia, près de Portland, selon votre rapport de mission.
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Je n’arrive pas y croire… C’est impossible, balbutia Sidonie, figée sur son fauteuil.
Son esprit avait du mal à encaisser le choc de la nouvelle.
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Et pourtant, Sidonie, Kahlan est bien ici, répéta Jane.
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Je dois le voir tout de suite, dit-elle, presque à bout de souffle.
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Je crains que ce ne soit pas possible pour l’instant.
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Quoi ? Que voulez-vous dire ?
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Kahlan est dans un coma artificiel.
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Qu’est-ce que vous lui avez fait ?! s’écria-t-elle.
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Absolument rien, ou plutôt, nous le soignons depuis son arrivée ici. Votre Kahlan était dans un état critique quand nous l’avons extrait du centre. Selon mes informations, il a subi des expériences après avoir été capturé peu de temps après votre départ dans une autre réalité temporelle. Je suppose que le désespoir l’a poussé à agir ainsi. Je n’ose imaginer quelle sera sa réaction à son réveil. Pour preuve, HOPE, montre-nous un aperçu en image de la salle Enigma.
-
Bien, madame, répondit l’intelligence artificielle.
L’écran afficha les images d’une caméra montrant Kahlan allongé, inconscient, sur un lit. Ses poignets et ses pieds étaient sanglés, et des liens entouraient son torse et ses genoux pour éviter qu’il ne se débatte ou ne blesse quelqu’un. Sidonie, horrifiée, sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elles restèrent bloquées, comme si sa douleur la paralysait. Elle mit une main devant sa bouche pour étouffer un cri. Jane l’observait froidement, impassible, et demanda à HOPE d’interrompre les images pour poursuivre l’entretien. Sidonie se tourna vers elle, incapable de bouger ou de prononcer le moindre mot.
-
Je peux comprendre votre désarroi, Sidonie. Mais, au risque de paraître cruelle, je vous interdis de voir Kahlan pour le moment.
-
Comment osez-vous m'empêcher de voir l'homme que j'aime ?! s'énerva-t-elle.
-
L'homme que vous décrivez est peut-être déjà mort. Croyez-vous que j'ai recruté Lydia Sorel uniquement pour soigner nos blessures ? Non, elle est là pour garantir la santé physique et mentale du groupe et, grâce à ses recherches, elle nous aidera à démanteler la réputation scientifique de la BMRA. Pour l'instant, il faut attendre qu'elle se rétablisse afin de tout mettre en œuvre pour sauver Kahlan. Je ne veux aucune surprise. S'il a été soumis aux mêmes expériences que celles que nous avons découvertes dans les égouts de Los Angeles, il pourrait vous contaminer. Cela serait catastrophique. Vous devrez accepter cette perte si cela s'avère nécessaire. Et croyez bien que j'en suis navrée.
-
Contaminé ? Lydia doit le sauver à tout prix ! supplia Sidonie, désespérée, les yeux larmoyants.
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Je place de grands espoirs en elle, et je vous demande de la laisser travailler sans interférence. Depuis notre retour, HOPE et des robots-assistants assurent les fonctions vitales de Kahlan. Après son sauvetage, Aleksandr a dû le sédater pour le contenir ; il divaguait et devenait imprévisible. Personne n'est au courant de son état, Sidonie, et je tiens à ce que cela reste ainsi pour le moment.
-
J'aurais dû le sauver moi-même, murmura la jeune femme, désemparée.
-
Vous vous trompez en cherchant à jouer les héroïnes. Vous n'auriez pas pu le faire seule, et le temps était compté. Vous faites partie intégrante de ce projet, désormais. Je ne peux pas laisser vos émotions obscurcir votre jugement, surtout en mission. Il me semble d'ailleurs que vous avez eu quelques difficultés avec votre don à Seattle.
-
C'est personnel, et je n'ai jamais dit que je resterais ici toute ma vie !
-
C'est ce que j'ai pensé moi aussi autrefois : « Quand le moment viendra, je passerai le flambeau ». Mais le moment n'est jamais venu, parce que notre cause a besoin de nous tous, et surtout des meilleurs. Nous sommes encore trop fragiles, trop dispersés. Les sections résistantes ne peuvent plus rester isolées, chacune tentant de déstabiliser l'agence à sa façon, alors qu'elle gagne en pouvoir et en cruauté. Je devine que vous avez déjà été confrontée à la folie des humains qui nous rejettent ou des variants alliés à notre ennemi. Ce que j'essaie de vous dire, c'est que vous êtes précieuse ici. Nous avons besoin de vous pleinement engagée dans ce combat.
-
Ce n'est pas mon combat. Laissez-moi le voir, Jane. Je ne veux pas vous supplier...
-
C'est bien votre combat, que vous le vouliez ou non ! HOPE n'est pas un simple projet pour résoudre vos soucis personnels. Vous pourrez voir votre amant une fois que nous serons certains qu'il n'est pas porteur d'un virus ou d'un résidu d'expérience. J'ai pris de gros risques pour vous, ne me faites pas regretter ce choix.
-
Sauvez-le ! Je veux qu'il vive et qu'il ait une chance de s'en sortir.
-
Nous ferons tout notre possible, Sidonie, mais je ne peux garantir qu'il vous reviendra sans aucunes séquelles. J'ai cependant une requête en attendant que Lydia établisse un diagnostic sur Kahlan...
-
Encore une requête ? Vous me demandez de l'aide alors que je devrais être à ses côtés ?! lança-t-elle, frustrée. Même si j'ai refusé d'aider Martha.
-
Aussi difficile que soit ma tâche, je dois diriger ce complexe. Peut-être comprendrez-vous un jour ce que cela implique…
-
Je ne crois pas, non, marmonna-t-elle.
-
Vous contrôlez le temps, pas l'avenir. Bien, j'ai besoin de votre aide pour notre prochaine recrue, un atout non négligeable que la BMRA ne doit pas capturer. Il pourrait même aider Kahlan grâce à ses capacités télépathiques. Mais il nous faudra redoubler de prudence. Aleksandr est déjà parti l'extraire dans les quartiers malfamés de Downtown, à Los Angeles, où je vous ai vous-même récupérée. Nous le rencontrerons sur le site Bêta pour plus de sécurité.
Sidonie et Jane firent une pause, le temps de digérer toutes ces informations. La jeune femme hésita avant de reprendre :
-
Comment ce télépathe pourrait aider Kahlan ?
-
Les télépathes disposent de cette capacité extraordinaire de communiquer avec des personnes, même dans le coma. Et ce jeune homme dispose de la capacité d'empathie. J'ai déjà réfléchi sur la méthode nous permettant de cohabiter en évitant toute intrusion, intentionnelle ou involontaire de la part de notre prochain invité. Je préfère qu'il nous rejoigne volontairement, et je dispose d'informations auxquelles il ne s'attend pas… Vous l'avez déjà croisé à NickroN Renaissance, nous en reparlerons en route.
-
Pourquoi viendrait-il s'il est emmené de force ? Il n'acceptera certainement pas…
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Vous connaissez les enjeux, répondit Jane avec un ton glacial. Tout comme vous avez fait ce choix, Lucas et bien d'autres avant lui ont dû faire face au même dilemme. Vous n'y êtes pas allée dans la finesse, surtout Hannah, mais vous avez réussi, et c'est l'essentiel. Peu importe la souffrance initiale. J'ai également donné ce choix à Lydia de manière directe, et le retour a été immédiat. Voyez où elle en est aujourd'hui.
Sidonie exprima un visage de dégoût.
-
Comment pouvez-vous infliger cela à vos recrues, à votre propre descendant ? demanda Sidonie, révoltée.
-
Justement, un descendant qui s'est comporté en idiot, comme tant d'autres. Mais si cela vous tient tant à cœur, sachez qu'il sera en parfaite sécurité. Je suis ferme, mais pas cruelle au point de l’abandonner. Je veillerai à ce qu'il retrouve la voie qui lui est destinée.
-
À vos côtés, sous vos ordres, comme tout le monde ici. En fait, c'est ça votre pouvoir, à vous : manipuler et diriger chacun pour lutter contre cette fichue agence pour laquelle vous travaillez !
-
Sidonie, calmez-vous ! L'affection que je vous porte a ses limites. Un jour, peut-être comprendrez-vous…
Sidonie demeura silencieuse. Peu importe ce qu'elle dirait, Jane semblait toujours garder un coup d'avance. Elle se leva de sa chaise pour rejoindre la fenêtre pour confier ses doutes à Sidonie.
-
J’ai la certitude que quelqu’un ici se joue de nous, confia Jane. Avec de tels enjeux, la trahison n’est jamais loin. Gardez bien ça en tête.
-
Comment pouvez-vous être sûre qu'il y a un traître dans HOPE ?
-
Ne trouvez-vous pas curieux que nous perdions autant de membres d'un coup ? Je ne crois pas au hasard. Je vais devoir redoubler de vigilance, et vous aussi, Sidonie, tout comme Lucas. Nous sommes des cibles hautement prioritaires, morts ou vifs.
-
Qui vous dit que ce n'est pas moi qui vous trahis ? fit Sidonie avec défiance, serrant les poings.
-
Rien. Mais ce n’est pas vous. J’en suis certaine.
-
Promettez-moi que je verrai Kahlan, Jane.
-
Acceptez-vous de m'accompagner au site Bêta ?
-
Oui, répondit-elle, résignée par la détermination implacable de Jane.
-
Parfait, sourit-elle. Dans ce cas, vous pourrez voir Kahlan dès que Lydia vous donnera le feu vert. Je tiens toujours parole. J'espère que vous aussi. Vous pouvez disposer.
Sidonie s’apprêtait à quitter la pièce quand Jane lui posa une dernière question.
-
Un instant. Que pensez-vous d’Hannah, Sidonie ?
-
Hannah ? Pourquoi cette question ?
-
Répondez-moi simplement, avec sincérité.
-
Eh bien… je la trouve avenante et gentille. Elle aime mettre les gens à l’aise, c’est une grande qualité. Elle a été très utile pour la mission, surtout quand elle a pris le rôle de ce type. Je ne m’attendais pas à un tel talent d'actrice. Par contre, elle semble très affectée par la perte d’Hiro et le départ de Martha.
-
Et ses rapports avec Lucas ?
-
Je pense qu’elle l’aime bien…
-
Que voulez-vous dire par « aime bien » ? De l'affection ou une simple amitié ?
-
Difficile à dire. Elle veut prendre soin de lui, l’aider à retrouver confiance. Je ne crois pas que ce soit mauvais qu’ils soient amis.
-
Vous semblez douter, Sidonie, remarqua Jane.
-
Je me méfie des personnes qui veulent se montrer gentilles, répondit Sidonie avec fermeté.
-
Bien, je vais garder cela en tête. Je vous ferai savoir quand nous partirons ensemble à Bêta. Reposez-vous et gardez l’œil, conclut Jane.
Sidonie sortit de la pièce et aperçut Lucas, accompagné d’Illyria, qui attendait devant la porte. Elle s'approcha de lui. Il semblait stressé, redoutant cette entrevue plus que tout. Il savait que Jane ne lui pardonnerait sans doute pas si facilement ses années de silence et d’errance. Incapable de rester en place, il n’écoutait même plus les tentatives de réconfort de sa mère. Sidonie salua Illyria d’un hochement de tête et celle-ci s’éloigna pour les laisser discuter.
-
Comment vas-tu, Lucas ? demanda-t-elle.
-
J’ai connu mieux… Je stresse tellement, Sid' ! J'ai l’impression que cette femme va me broyer.
-
Tu vas y arriver. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Au fond, qu’importe ce qu’elle dira. Pense à quelque chose de positif !
-
Mais Sid', je ne peux pas être désinvolte avec Jane ! Il y a des règles dans cette famille, depuis toujours. De toute façon, je suis obligé de lui faire face… Elle m’a mis un nanocapteur dans le bras, tu sais, la fille aux cheveux argentés.
-
Sarah ? Pourquoi ?
-
Pour qu’on puisse me suivre à la trace, comme un chien. Peu importe, c'est ma malédiction. Pourquoi Jane t’a fait venir ?
-
Je t’expliquerai tout dès mon retour, désolée…
-
D’accord, ne t’en fais pas, je comprends. Jane est étrange et terrifiante à la fois.
-
Sidonie, désolée de vous interrompre. Elle vous attend, les prévint Illyria.
Illyria et Lucas pénétrèrent ensemble dans la chambre de Jane, richement décorée. La dame française portait une longue robe de chambre en soie noire ornée de motifs floraux blancs. Avant leur entrée, elle avait retiré toutes ses bagues et bracelets de sa main droite. Lorsqu'elle se tourna vers eux, Illyria lui adressa une légère révérence, tandis que Lucas, figé, détourna le regard, comme pour éviter cette rencontre.
Une angoisse viscérale nouait le ventre de Lucas. Jane s'approcha lentement, savourant sa supériorité, tandis qu'Illyria, postée à ses côtés, brisa le silence glacial.
-
Mère, soyez indulgente...
-
Silence, Illyria, ordonna Jane, un index levé en signe d'autorité.
Jane tendit la main droite vers le jeune homme. Il savait ce que cela signifiait. En tant qu’ancien noble impérial et héritier des maisons Roselys et d'Artois, il se devait de saluer les dames en effectuant un baisemain. Hésitant, il chercha le regard de sa mère, qui lui fit signe de respecter la tradition. Lentement, Lucas prit la main de Jane et l’approcha de son visage. Contrairement à la légende populaire, les hommes n’effleuraient pas les mains des dames de leurs lèvres, un geste considéré comme déplacé ; ils les approchaient seulement sans un mot, le regard baissé.
-
Regardez-moi dans les yeux, jeune homme, exigea Jane d'une voix ferme.
Un court instant, elle observa son visage incliné. Elle ressentit un soulagement furtif de le revoir sain et sauf et remarqua combien il avait hérité de la beauté de ses parents. Mais ce sentiment se dissipa bien vite, et elle se remémora les mauvais choix de Lucas, ceux qui l’avaient conduit à s’exiler et à renier son destin.
Lorsque les yeux turquoise de Lucas rencontrèrent ceux de Jane, elle recula d’un geste sec et lui administra une gifle cinglante. Surpris, il lui lança un regard de mépris et de rage. La poigne de Jane l'avait frappé non seulement à la joue mais aussi dans son orgueil. Illyria, peinée par cette violence, posa une main apaisante sur les épaules de son fils, qui s’y réfugia, encore sous le choc.
-
Ça, Lucas Wyatt de Roselys, c’est pour ces années de silence et le temps précieux que tu nous as fait perdre. Comment as-tu pu nous infliger ça, à moi et à ta mère ?!
-
Je voulais juste vivre loin de vous ! protesta Lucas.
-
Silence ! coupa-t-elle sèchement. Je ne t’ai pas donné la parole. Écoute-moi bien. Si tu tentes encore de t’enfuir, je te retrouverai, peu importe où tu te caches. Et, Dieu sait, je ne reculerai devant rien. On ne trahit pas impunément la première comtesse de Roselys. Je n’ai que faire de tes raisons, qu’elles soient futiles ou sincères ; je n’ai pas de temps à perdre avec des excuses. Nous menons une guerre qui exige courage, ténacité et loyauté. Fuir, c’est renoncer à ces valeurs. Et un Roselys ne fuit pas ses responsabilités. Ai-je été claire ?
Le jeune homme tremblait d’énervement, son esprit tiraillé entre haine et peur. En silence, il la défiait du regard, refusant de se soumettre. Elle lui saisit le menton.
-
Mère, je vous en prie, arrêtez, supplia Illyria.
-
Ne vous inquiétez pas, Illyria, je ne vais pas tuer votre fils. Il mériterait pourtant une correction, mais j'ai encore un minimum d’humanité pour ma famille. Pour la dernière fois, Lucas Roselys, as-tu compris mon avertissement ?
-
Oui ! C’est bon, j’ai compris, vous avez gagné !
Jane ne plaisantait pas, et Lucas savait qu’il valait mieux ne pas prendre son avertissement à la légère. HOPE pouvait le retrouver n’importe où, il le savait bien.
Jane lâcha le visage de Lucas qui baissa les yeux, honteux et humilié. Illyria, incapable de contredire l’autorité de Jane, sentit néanmoins une pointe d’inquiétude quant à ce dont elle était vraiment capable. Derrière l’amour familial, il y avait chez Jane une froide tyrannie.
Lucas gardait sa main sur sa joue rougie et douloureuse, tandis que Jane s’assit calmement sur le bord de son lit, observant ses deux descendants.
-
Laissez-nous seuls quelques minutes, Illyria.
-
Croyez-vous que cela soit raisonnable ? demanda-t-elle, inquiète.
-
Votre fils n’a plus rien à craindre de ma part pour aujourd’hui. Cela vous satisfait ? Sortez, maintenant.
Lucas regarda sa mère, silencieux, la suppliant du regard de rester. Mais Illyria hocha la tête pour l’encourager à garder son calme. Lorsqu’elle referma la porte derrière elle, Jane continua de fixer Lucas, comme si elle sondait chaque infime réaction. Le silence était pesant, chaque seconde plus insoutenable.
-
Qu’est-ce que je vais faire de toi…
-
Pourquoi m’avoir fait venir si je suis si inutile ? Vous avez risqué la vie de plusieurs personnes pour me retrouver…
-
Petit ingrat, répliqua Jane avec agacement. J’aurais préféré te voir gagner en assurance plutôt que te morfondre dans ce complexe d’infériorité.
-
Chacun ses défauts…
-
En effet, et il va falloir que cela change. Tu pourras me reprocher bien des choses, me haïr si ça te chante, mais tu restes un Roselys, que tu le veuilles ou non. Tu as été immature et inconscient toutes ces années ! Considère cette gifle comme une indulgence ; il y a une époque où j’aurais pris d’autres mesures.
-
Faites ce que vous voulez ! On m’a conditionné à vous obéir, après tout ! Au fond, vous ne m’avez jamais pardonné d’être né garçon, ni d’avoir tenté de fuir votre tyrannie !
-
Comme c’est touchant, rétorqua Jane avec ironie. Mais tu te méprends complètement. Puisque nous allons devoir collaborer, j’aimerais plutôt établir une forme d’entente.
Lucas la dévisageait, incrédule, mal à l’aise devant le sourire ostensiblement satisfait de Jane.
-
J'ai du mal à vous croire.
-
Et pourtant, je suis prête à quelques concessions pour te prouver ma bonne foi.
-
C’est-à-dire ?
-
Si tu prouves ta valeur, je serai sans doute plus clémente avec ta mère. J’avais prévu son départ peu après ton retour.
Lucas sentit la colère monter en lui, presque incontrôlable. Il voulait hurler tout ce qu’il avait sur le cœur, mais il savait combien sa mère aurait été déçue. Il se contint, et l’image de leur dernière soirée paisible ensemble lui revint. Jane le manipulait en le menaçant ainsi, et il n'aimait pas sentir Illyria prisonnière de ces manigances.
-
Vous n’avez pas le droit de faire ça ! Pas à ma mère !
-
C’est drôle que tu dises cela, toi qui l’as laissée sans nouvelles des années durant. Tu as été bien moins regardant sur ce qu’elle ressentait, n’est-ce pas ?
-
Vous ne cesserez donc jamais de me torturer ! s’emporta-t-il, un éclat de rage dans le regard. Puis, se calmant en pensant à Illyria, il ajouta, plus doucement : Ma mère m’a pardonné…
-
Illyria n’est pas moi. Je ne prends aucun plaisir à te dire cela, crois-moi. Mais tu n’es pas innocent, Lucas, et le monde ne tourne pas autour de toi. Dois-je te rappeler que tu as failli être capturé par la BMRA à cause de ce stupide rendez-vous galant ?
-
Je ne veux pas en parler, lâcha Lucas, tremblant en se remémorant sa séquestration dans l’hôtel, avec Hannah, sous les traits du faux Ethan.
Jane soupira, visiblement déçue par l'attitude de son descendant qui ne voulait pas entendre raison.
-
Nos relations ont toujours été difficiles, mais cela doit changer. Aurais-je pris le risque d’envoyer des gens pour te retrouver si tu ne comptais pas pour notre famille ?
-
Quelle famille, madame ? fit-il, avec une pointe d’ironie. Nous ne devons pas avoir la même définition de la famille. Si vous affirmez que je compte, alors laissez ma mère tranquille ! Prenez-vous en à moi, pas à elle.
Jane marqua une pause, le regard froid et calculateur.
-
Illyria est en danger dans notre pays d’origine. Je vais veiller à ce qu’elle réside dans une section en toute sécurité. Vous pourrez vous parler à distance, uniquement avec mon accord. Elle aura la tâche de former une équipe et de convaincre Héra et Elena de nous rejoindre.
Lucas savait que, malgré tout, il partageait avec Jane une aversion commune pour Patrick de Cissey, le second époux d’Illyria. Patrick, cupide et calculateur, n’avait jamais caché son mépris pour Lucas, ce « parasite » du premier mariage qui faisait obstacle à ses ambitions. Lucas revit en pensée leurs disputes acerbes, les insultes et humiliations de Patrick. L’ultime affront eut lieu lorsque Patrick le traita de déviant pervers. Lucas en vint aux mains, ce qui permit à Patrick de le peindre comme un instable et d’influencer Illyria pour qu’elle ne le suive pas en Fédération Unie.
Il se remémora aussi sa tante Héra et son oncle Philippe de Hainaut, installés en ancienne Belgique, aujourd’hui annexée à l’Empire Europa. S’il ne ressentait aucune réelle complicité avec eux, il avait toujours été plus proche de sa cousine Elena, disparue depuis plusieurs années. Comme lui, elle avait un jour fui sous une fausse identité, à NickroN, sous le pseudonyme de Nenya Tilmite.
Le jeune homme revint au présent, secoué par la confrontation et par ce rappel brutal de la dynamique familiale qui le pesait depuis toujours.
-
Je n’ai plus de nouvelles d’elles depuis longtemps…
-
Dommage, soupira Jane.
-
Donc vous vous vengez en me retirant le droit de voir ma mère ?! C'est mesquin et petit de votre part.
Jane dessina une expression d'ironie sur son visage.
-
Tu es trop naïf pour croire un instant que ta mère et moi-même satisferons tous tes caprices. HOPE n’est pas un moulin. J’ai déjà fait une énorme concession en acceptant la présence d'Illyria jusqu'ici, mais je ne pouvais l'empêcher de revoir son fils bien-aimé. C'est chose faite. Je te demande maintenant de me prouver ta valeur et de montrer que tu es prêt à faire des efforts toi aussi dans notre lutte contre la BMRA.
Lucas serra les poings, le visage crispé.
-
Je ne suis pas un soldat, Jane ! Peu importe ce que je dirais, vous en ferez toujours qu’à votre tête. Vous ne tiendrez jamais compte de ce que je pense ou de mes choix, comme tous les autres membres de la famille Roselys ! Qui vous dit que je veux me battre à vos côtés ?
Elle le toisa d'un regard dur, sans la moindre concession.
-
Dois-je te rappeler que notre ennemi mortel, ainsi que la BMRA, ne reculeront devant rien pour nous anéantir ?
-
Encore cette histoire ! Vous n'en avez pas assez de vous battre contre le monde entier ?! répliqua Lucas, la colère envahissant ses yeux. Regardez NickroN. Eux non plus n'ont pas réussi à éviter la destruction, ni Yojé, ni Karl, personne !
Jane, imperturbable, répliqua avec gravité.
-
Je le sais fort bien, et j'avais donné mes observations au gouvernement de l'époque sur l’échec inévitable d'un tel projet. Et quant à notre ennemi, ne m'oblige pas à te rappeler ce qu'il t'a fait subir ! Cet homme est toujours en vie, et il ne reculera devant rien, Lucas. Ta mère ou moi ne serons pas toujours là pour te protéger ou te dire quoi faire. Tu es un adulte, avec une âme d'adolescent.
Lucas s'immobilisa, frappé par la lucidité de Jane, même s'il tentait de la repousser.
-
Où est ton catalyseur, Lucas ?
-
Dans ma chambre, avoua-t-il en pensant d’abord au mot cellule.
-
As-tu oublié que tu dois constamment le porter ?! s'énerva-t-elle.
-
Ce n'est pas comme si l'agence allait débouler ici.
-
Détrompe-toi. Rien ne nous dit qu'ils ne sont pas déjà en route vers notre position. Nous devons rester sur nos gardes, Lucas. Tu ne peux espérer être en sécurité à l'extérieur de ces murs.
-
Que voulez-vous dire ? Que nous allons être obligés de vivre emprisonnés ici jusqu'à la fin ?
-
Es-tu aveugle au point de ne pas voir l'évidence ? Les variants sont massacrés, et nous devons nous défendre !
Le jeune homme soupira en entendant de nouveau ce discours survivaliste et apocalyptique. Elle reprit, implacable :
-
Aleksandr s'occupera de ton entraînement, et HOPE te testera avec notre casque de réalité augmentée. Et je voulais également revenir sur Martha…
Lucas fronça les sourcils.
-
Vous pensez aussi que je suis responsable de la mort de sa sœur ?
-
Non, tu n'y es pour rien. Mais Martha a commis des erreurs, et elle représente un risque pour nous tous.
-
Qu'est-ce que vous essayez de me faire comprendre, Jane ?
Elle soutint son regard, une lueur de froide détermination dans ses yeux.
-
Elle aurait dû être neutralisée, car personne ne quitte ces lieux sans mon autorisation. Il est probable qu’elle ait été capturée, et notre refuge est en danger.
Lucas baissa la tête, accablé, repensant à ses dernières paroles et son désespoir.
-
J’ai encore deux questions, Lucas, enchaîna Jane. Que penses-tu d’Hannah ?
-
Elle m’a beaucoup aidé quand j’étais au plus mal, admit-il. Je compte la voir pour l'aider à faire face à la disparition d'Hiro.
-
En effet, c’est la moindre des choses ! Dernière question, as-tu remarqué un détail anormal depuis ton arrivée ici ?
Il pensa que tout lui semblait anormal depuis sa séquestration dans cette chambre d’hôtel de Seattle. Lucas préféra se montrer honnête.
-
J’étais trop préoccupé par ma mère et ce qui s’est passé avec Martha pour remarquer quoi que ce soit.
-
Reste vigilant, Lucas, prévint Jane. Je te conseille de t’intégrer rapidement au groupe et de participer activement à cette lutte contre l'Agence. Tu représentes notre famille au sein de HOPE, et tu dois être à la hauteur de ces enjeux ! Tu peux disposer, lança-t-elle avec autorité.
Lucas, l'esprit tourmenté, se dirigea sans un mot vers la porte, avant d'être interrompu par l'invective de Jane qui haussa le ton.
-
On salue les gens quand on prend congé, Lucas Roselys. Où sont passées tes bonnes manières ? Et je te déconseille d’accorder ta confiance au premier chien venu sur des sites de rencontres. Bonne journée.
Lucas, forcé, exécuta une légère révérence. Son départ précipité irrita Jane, mais elle le laissa partir sans autre remarque.
En fermant la porte derrière lui, Lucas sentit sa colère et sa frustration remonter. Il se rendit dans sa chambre, saisit son catalyseur et, dans un geste de rage, le jeta violemment au sol. Le choc métallique résonna dans la pièce tandis qu’il laissait éclater sa frustration. HOPE apparut et lui adressa un avertissement de se calmer. Les larmes aux yeux, Lucas plongea sur son lit et laissa la rage et la peine s’échapper, étouffant ses cris dans l'oreiller.
Pendant ce temps, Jane continua sa discussion avec Illyria, qui entra dans la pièce.
-
Je suppose que votre fils s'est précipité dans sa chambre ? lança Jane avec un certain cynisme.
-
Il a l'air dévasté, je n'aime pas le voir ainsi, confessa Illyria.
-
Je vous interdis de le rejoindre immédiatement pour le consoler. Ce garçon doit changer, Illyria, et je n'y arriverai pas si vous êtes toujours là pour excuser chacune de ses fautes. Vous l'avez trop habitué à ne jamais se confronter aux difficultés. Aurais-je tort ?
-
Vous avez peut-être raison, Jane, mais est-ce mal d'aimer son fils ?
-
Non, mais l'amour maternel peut rendre aveugle et vous faire mésestimer votre crainte d'être abandonnée par votre progéniture, qui refuse de grandir dans ce monde cruel. J'ai révélé à Lucas que vous allez bientôt nous quitter, encore une tâche que j’ai dû accomplir à votre place…
Illyria demeura silencieuse un instant, car le remord et le doute la harcelaient depuis ses retrouvailles avec son fils.
-
Je veux qu’on me garantisse qu’il n’arrivera rien à Lucas. C’est tout ce que je demande depuis le début, rien d'autre. Rien d'autre.
-
Cela ne dépendra pas que de moi, Illyria. Je pense également à vous et à votre sécurité. Vous devez quitter votre époux et vous installer dans la Fédération Unie, là où je vous le dirai. Vous reprendrez contact avec votre sœur Héra, et surtout avec votre nièce Elena. Puis vous dirigerez votre équipe selon le projet HOPE.
-
Si c'est le prix à payer pour la sécurité et le bien-être de mon unique fils, alors je le ferai. Concernant Héra, vous savez que nos rapports n'ont jamais été au beau fixe. Il sera très difficile de lui faire entendre raison et de passer outre toutes ces années de disputes et de rancœur.
-
Vous êtes intelligente, Illyria, prenez sur vous. Il nous faut penser à la survie de notre famille !
-
Où voulez-vous en venir, Jane ? Qu'avez-vous en tête ?
-
Vous le saurez bien assez vite, répondit la matriarche des Roselys avec une pointe de mystère dans la voix.

Tobias

Jane

Aleksandr

Sidonie
Année 2116 | 29 novembre, 11 h 30 – Site Beta, Pacific Palisades, Los Angeles - Californie
Tobias Olsson, âgé de vingt ans, avait abandonné ses études à l'université de Californie à Los Angeles. Il passait son temps à profiter des plaisirs de la vie, enchaînant les soirées arrosées en boîtes de nuit où la drogue n’était jamais bien loin. Peu préoccupé par son avenir, il ne cherchait que le plaisir immédiat, se laissant aller à tous les excès, sans aucune contrainte.
Le jeune homme ne manquait pas de charme, avec ses cheveux châtain roux foncés, mi-longs en dégradé avec une raie centrale, qu’il coiffait d’un simple mouvement de main. Il possédait des yeux marron pétillants qui accentuaient son côté mystérieux et débordant d’énergie. Son visage juvénile montrait quelques boutons d'acné, l'empêchant de paraître plus âgé. Côté cœur, Tobias préférait les relations sans lendemain, multipliant les conquêtes pour mieux oublier son passé.
Il avait l’avantage d’un don de télépathie, qui lui permettait de sonder les pensées d’autrui avec une certaine aisance. Il pouvait aussi, selon les circonstances, faire preuve d'empathie ou influencer les autres par la pensée. Fier de pouvoir manipuler subtilement les gardes dans les commerces et les restaurants, il restait néanmoins impuissant dans les lieux équipés de scanners automatiques. Aucun de ses amis ou de son entourage ne connaissait ses origines ni sa condition de variant, qu’il dissimulait habilement.
La veille du 29 novembre, Tobias s’était battu en boîte de nuit après avoir dragué une jeune femme déjà en couple. Plusieurs coups de poing au visage et une belle bosse sur la tête lui rappelèrent sa témérité, l'alcool ayant diminué son jugement face à un homme bien plus fort que lui. Pour se consoler, il s’était saoulé dans un bar en espérant y trouver de la compagnie pour la nuit, mais sans succès. Le gérant l’avait mis à la porte, le jugeant trop jeune et vulgaire. Il déambula ensuite dans la rue sans remarquer qu’il était suivi depuis plusieurs heures.
Il rentra enfin vers sept heures du matin dans son petit appartement de Paloma Street, à quelques rues du Cecil Hotel de Los Angeles où Sidonie avait été enlevée quelques semaines plus tôt. Bien que le quartier de Downtown soit l’un des plus malfamés de la ville, Tobias ne se souciait ni du danger ni de la criminalité, persuadé que sa télépathie lui épargnerait des ennuis. Il n’utilisait cependant pas son don pour dominer ou nuire aux autres, ce n’était pas dans sa nature, mais cela lui permettait d'éviter certains ennuis. Ses voisins le percevaient comme un garçon étrange, errant comme un désœuvré parmi les toxicomanes, dans ces rues sales et dangereuses.
Son appartement n'était qu'une pièce unique où s’entassaient vêtements, tessons de bouteilles et restes de nourriture périmée. À peine rentré, il eut juste le temps de retirer ses vêtements avant de s'effondrer sur son matelas en désordre. Une petite veilleuse restait allumée en permanence.
Vers 9h30, quelqu'un toqua à la porte – une heure bien trop matinale pour ce fêtard nocturne. Tobias, encore à moitié endormi, se leva difficilement pour voir qui venait l’importuner. Un voisin drogué venu demander quelques FedCoins ? Son propriétaire réclamant le loyer en retard ? En caleçon, il passa la main dans ses cheveux en bataille et se dirigea vers la porte, dont le verrou branlant vibra sous les coups insistants.
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Ouais, c’est bon, j’arrive ! grogna-t-il en jetant un œil au réveil holographique. Putain, je n’ai même pas dormi deux heures... C’est qui ?
Aucune réponse. Il regarda par le judas, mais celui-ci était obstrué. Tobias ouvrit malgré tout pour envoyer l’importun promener. À peine la porte entrebâillée, il aperçut un homme vêtu de noir et cagoulé. Aucunes pensées n'émanaient de cet inconnu – étrange. Avant qu'il ne puisse réagir, l'homme le repoussa violemment. Tobias tenta de se défendre, mais l'individu le frappa brutalement au ventre, le faisant chuter en avant, recroquevillé. Désorienté, le jeune homme se protégea comme il put, ses réflexes engourdis par la fatigue et les excès de la veille. Plus mince et moins fort que son agresseur, il n’avait aucune chance. Son assaillant s’assit sur lui en pressant sa gorge pour l’empêcher de crier, avant de lui injecter un sédatif. Tobias sombra en quelques secondes.
Lorsqu’il reprit connaissance, il se retrouva assis sur une chaise, la tête recouverte d'une cagoule, les mains et les chevilles ligotées. À part son caleçon, il ne portait rien, mais Jane l’avait recouvert d'une fine couverture. Malgré cette attention, le froid le transperçait, et il grelottait tandis qu'une migraine lui vrillait le crâne et que son estomac criait famine. Incapable de deviner où il se trouvait, Tobias songea d’abord qu’il s'agissait d'une farce en raison de quelques tricheries au poker clandestin. Aleksandr lui arracha brutalement la cagoule, et une puissante lampe lui éblouit les yeux.
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Aïe ! Rah, putain, c’est quoi ce merdier ?! grogna-t-il en plissant les yeux, le visage crispé par la douleur.
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Surveille ton langage, ordonna Aleksandr.
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C’est une blague ou quoi ?! Je suis où ?!
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Laissez notre invité reprendre ses esprits, Lonan, déclara calmement Jane au mercenaire néo-russe.
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Vous êtes qui ?! Si c’est pour les cinq mille FedCoins, j’ai dit que j’allais les rembourser la semaine prochaine.
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Cela ne concerne pas vos dettes de jeu, jeune homme.
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Alors quoi ? Pourquoi je n’arrive pas à…
Jane s’approcha du jeune homme, qui tentait d’ouvrir les yeux. Son visage restait dans l’ombre, empêchant Tobias d’en distinguer les traits.
-
Deviner mes pensées ? C’est bien ce que vous alliez dire, Tobias Olsson ?
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Hein ? Qu’est-ce que vous racontez ?!
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Ne faites pas semblant d’être surpris, vous savez très bien de quoi je parle. Nous sommes bien informés à la BMRA, vous savez.
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Conneries ! Enlevez-moi ces trucs, laissez-moi partir !
Jane esquissa un sourire en coin, mais son visage sévère ne laissait aucun doute sur sa réponse. Tobias, encore désorienté, peinait à se rappeler de l’altercation dans son appartement, imaginant à tort qu’il avait simplement été dépouillé dans la nuit.
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Où sont mes fringues ?! Pourquoi m'avez-vous emmené ici ?!
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Votre question résonne comme un refrain perpétuel. Quant à vos vêtements, Lonan n’a pas le sens du détail, il est expéditif et efficace. Auriez-vous froid, mon garçon ?
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Je me gèle ! Il fait trop froid ici. Arrêtez cette mascarade !
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Soldat, lança-t-elle en direction du mercenaire, notre invité n’a pas froid…
D’un geste sec, le Russe arracha la couverture qui recouvrait Tobias. Une vague de peur s’empara du jeune homme. Peut-être que ce n’était pas une plaisanterie, finalement. Incapable de discerner les visages autour de lui, Tobias clignait des yeux tandis que Jane baissait légèrement l’intensité de la lampe. Peu pudique de nature, il ressentit pourtant un malaise croissant. La situation lui échappait complètement.
Il aperçut alors une femme d’âge mûr se tenant près de lui, les bras croisés et vêtue de manière raffinée. Bien qu’elle fût trop âgée à son goût, il lui trouva un indéniable charme, renforcé par une aura étrange. Derrière elle se trouvait une autre femme, plus jeune et rousse, qui restait silencieuse. Tobias la trouva ravissante et eut l’impression qu’elle lui rappelait quelqu’un de son passé. Enfin, un troisième individu, un homme au regard hargneux et un tatouage bleu sur l’œil gauche, le fixait avec hostilité. Son accent trahissait des origines non américaines.
-
Je n’ai pas le temps de jouer, jeune homme, ou devrais-je dire E…
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Tobias ! hurla-t-il en coupant Jane.
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C’est dommage, un si joli prénom. Donnez-moi une excellente raison de ne pas dévoiler votre véritable identité à mes collègues.
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T'es qui, petit morveux ? lança Aleksandr en saisissant le menton de Tobias. On va te faire cracher le morceau !
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Je ne vous dirais rien ! Laissez-moi tranquille !
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Doucement Lonan. Notre invité dissimule ses petits secrets, comme nous tous. Alors, qui êtes-vous, jeune homme ?
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Je m’appelle Tobias Olsson !
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Ah oui, vraiment. Vous mentez si mal, répliqua Jane, ironique.
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Dites-moi d’abord qui vous êtes et ce que vous me voulez !
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Vous l’auriez déjà su grâce à votre don de télépathie, n’est-ce pas ?
Tobias réalisa alors qu’il était incapable de percevoir quoi que ce soit avec sa télépathie. Ses facultés l’abandonnaient au moment où il en aurait le plus besoin. Ses ravisseurs devaient y être pour quelque chose, pensa-t-il.
-
Merde, qu’est-ce que vous m’avez fait ?!
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Votre don télépathique est temporairement inopérant avec ce que nous vous avons injecté. Les bloquants sont extraordinaires, vous ne trouvez pas ? Et ceux-là sont garantis sans effets secondaires... enfin, je l’espère. Vous êtes inoffensif, pour l’instant.
-
Fait chier ! Vous n’avez pas le droit de faire ça !
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Et pourquoi ? Qu'est-ce qui vous autorise à contrôler les gens par télépathie ? Qui vous dit que vous y arriveriez avec moi ? demanda Jane.
Elle se contenta de sourire en devinant que son prisonnier avait sans doute utilisé maintes fois sa télépathie pour se sortir de situations délicates, voire pour fleurter et obtenir les faveurs sexuelles de quelques partenaires d'un soir. Tobias, tentant de raisonner Jane, évita de répondre directement à ses questions.
-
Bon allez, la plaisanterie a assez duré, laissez-moi partir et je vous donnerai l'argent ! Ça marche, non ? Ah, je peux aussi vous donner des infos sur les dealers et quelques pourritures de LA si vous êtes de la police !
-
Habile tentative, mais l’argent ou les criminels n’ont aucune importance pour moi.
-
Saloperie de merde ! Je veux partir, tout de suite ! cria Tobias.
Il reçut alors une puissante gifle d’Aleksandr. Secoué, il tenta en vain de se débattre et de se libérer de ses liens, mais le Russe avait bien serré les nœuds. Son regard croisa alors celui de Sidonie, qui l’observait en silence. Elle repensa à sa propre extraction et à son entretien difficile avec la responsable de HOPE. Jane voulait lui montrer comment briser les défenses psychiques d’un prisonnier sans recourir immédiatement à la torture physique. La peur et la pression maximales pouvaient faire céder une personne, et la BMRA appliquait souvent cette méthode, parfois avec une lenteur calculée, parfois de manière expéditive.
Tobias laissa retomber sa tête en arrière, expirant bruyamment. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas retrouvé dans une situation aussi périlleuse. Le simple nom de la BMRA le mettait nerveux, comme pour la plupart des variants. Il se tourna vers la jeune femme rousse.
-
Donnez-lui à boire, ordonna Jane.
-
Hey, la jolie rousse, pitié, aide-moi, dis-leur de me laisser partir, murmura-t-il en direction de Sidonie.
Elle détourna les yeux, dégoûtée par ce spectacle malsain. Tobias, de plus en plus nerveux, respirait bruyamment, l’alcool de la veille et les substances illicites qu’il avait consommées donnant à son haleine une odeur âcre. Aleksandr lui força à boire un verre d’eau, en renversant une bonne partie sur ses cuisses. Il se mit à tousser violemment.
La peur l’envahissait, et sans son don, il ne pouvait pas tenter d’influencer ses ravisseurs. Ses doigts se crispaient, ses poignets et chevilles lui faisaient mal sous la pression des liens. Jane s’approcha, et il remarqua l’arme qu’Aleksandr tenait.
-
Vous allez me tuer ?
-
Je n’en ai nullement l’intention, Tobias. Ce serait bien dommage. Heureusement pour vous, nous ne sommes pas des agents de la BMRA...
-
Alors vous êtes qui, au juste ? Une espèce d'organisation secrète qui enlève les gens pour les emmerder ? Vous comptez me garder ici combien de temps ?
-
De vous décider.
-
Me décider à quoi, bordel ?!
-
À nous rejoindre.
-
Non, c’est un cauchemar, je vais me réveiller, tout ça est une foutue blague !
Jane passa doucement ses doigts sur le visage de Tobias, repoussant quelques mèches qui gênaient sa vue. Il recula instinctivement, mal à l’aise face à cette attention déplacée. Elle essuya les gouttes d’eau autour de sa bouche et de ses cuisses avec un mouchoir brodé de ses initiales, JR.
-
Je ne “blague” que rarement lorsqu’il est question de survie. Et cela vous concerne tout particulièrement, Tobias, dit-elle.
-
Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous suivre comme un chien après m’avoir séquestré. Vous êtes cinglée, ma vieille !
-
Mudak ! lança Aleksandr, en lui assénant une nouvelle gifle pour son manque de respect.
-
Rah, tu m’as blessé, espèce de salaud ! cracha Tobias, la lèvre inférieure ensanglantée.
-
Ce n’est pas comme ça que nous allons le convaincre, intervint Sidonie, décidée à mettre fin à cette scène sordide.
Jane se tourna vers elle, semblant avoir oublié sa présence. Elle lui fit signe d'essayer de convaincre Tobias avec ses arguments.
-
Je suis sûr que tu ne cautionnes pas ça. Dis-leur de me laisser partir, je t’en prie, supplia Tobias en direction de Sidonie.
-
Tu dois accepter de venir avec nous, j’ai besoin de ton aide pour sauver quelqu'un.
-
Bordel ! Je ne veux pas vous suivre ! Allez tous vous faire voir ! hurla Tobias.
Sidonie abandonna, trop tourmentée pour essayer de raisonner Tobias, qui semblait décidé à leur résister.
-
Lonan, Lena, attendez-nous dans la voiture et ne revenez sous aucun prétexte, ordonna Jane. Surveillez les environs et prévenez-moi si quoi que ce soit de suspect arrive ! Quant à moi, j’ai à parler en privé avec ce jeune homme.
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A vos ordres missis, répondit Aleksandr d'un ton martial.
Sidonie lança un dernier regard à Tobias, qui haletait encore de rage. Elle crut percevoir de la peur dans ses yeux, une supplication muette pour qu’elle l’aide. Mais Jane avait donné un ordre, et Sidonie n’eut d’autre choix que de rejoindre le véhicule avec Aleksandr. Les deux variants gardèrent le silence, Sidonie désapprouvait intérieurement cette manipulation mentale et physique. Pourtant, son agacement fut vite remplacé par la peur de perdre Kahlan si Tobias refusait de rejoindre HOPE et de l’aider à sonder son esprit.
Jane fit plusieurs pas autour de Tobias, s’arrangeant pour rester hors de son champ de vision. Il tournait la tête, cherchant en vain à capter ses mouvements. Le bruit sourd des talons de Jane résonnait sur le sol, amplifiant l’anxiété de Tobias, tandis que le froid continuait de lui transpercer la peau. Il tenta à plusieurs reprises de bouger les bras ou les jambes, mais chaque mouvement n’apportait qu’une douleur supplémentaire. Après plusieurs tentatives infructueuses, il se résigna, restant immobile, démuni.
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Vous empestez l’alcool et la sueur, fit remarquer Jane.
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Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? répliqua Tobias avec défi.
D’un geste soudain, Jane saisit ses cheveux et tira sa tête en arrière. Surpris, Tobias lâcha un râle de douleur.
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Aïe, putain ! Vous me faites mal ! Lâchez-moi !
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Ne jouez pas au plus malin avec moi, Tobias.
Jane plaça son autre main autour de sa gorge, sentant le pouls de Tobias s’accélérer sous ses doigts. Un geste, et la vie le quittait. Mais Jeanne n'avait pas l'intention de le supprimer, au contraire. Elle relâcha son emprise d’un geste brusque. Il pencha la tête en avant, haletant, tandis qu’elle revenait devant lui.
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Pourquoi résistez-vous ? Les choses seraient moins désagréables pour vous si vous acceptiez d’ouvrir les yeux, dit-elle doucement, essuyant rapidement le sang de sa lèvre avec un mouchoir.
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De quoi parlez-vous ?!
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Regardez ces photos des centres de reconditionnement de la BMRA.
Tobias détourna les yeux, refusant de regarder les images de torture et de cadavres de variants. Il fixa sa geôlière avec mépris.
-
Allez-vous faire voir, vieille salope !
Jane perdit patience face à son insolence et le gifla sans retenue. La force du coup le fit vaciller, mais il reprit son équilibre.
-
Cessez votre langage vulgaire. C’est indigne de l'éducation que vous avez reçue !
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Comment pouvez-vous savoir qui je suis ? Je ne vous connais même pas !
-
Je suis une femme pleine de ressources. Et vous êtes devenu un paradoxe…
-
Qui vous envoie ?! Ma famille ?
-
Pauvre fou, si c’était le cas, pensez-vous que nous serions encore en train de discuter ? Ils souhaitent votre mort depuis votre fuite de NickroN Renaissance, répondit-elle avec sévérité.
Tobias détourna le regard. Elle en savait bien trop sur lui, ce qui ne faisait qu’amplifier sa peur. Il redoutait que son passé ne vienne le hanter de nouveau.
-
Mon garçon, je suis votre seule échappatoire contre cette agence qui va vous traquer sans relâche. Si vous voulez vivre, il vous faudra accepter de me suivre.
-
C’est ça, ouais. Si je refuse, vous allez me donner une grosse fessée ?
-
Ne sous-estimez pas celle qui tient votre vie entre ses mains. La souffrance peut prendre bien des formes, croyez-moi.
Tobias hésita, ébranlé, mais son caractère désinvolte reprit le dessus.
-
Vous êtes complètement tarée ! Je me fiche de vous, de vos photos ou de ce que vous pourrez dire !
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Pourtant, l’étau se resserre. Je ne vous donne même pas deux jours si je vous laisse partir d’ici. Vous êtes classé comme cible prioritaire par la BMRA depuis votre fuite de NickroN Renaissance. Et malgré vos talents télépathiques, vous sous-estimez gravement la menace qui vous traque. Vous ne pourrez pas vous en sortir seul.
-
Je sais me débrouiller, je n’ai besoin de personne !
-
Allons donc. La BMRA finira par vous retrouver, Tobias, et vous les supplierez de vous achever avant qu’ils ne vous arrachent votre esprit de votre boîte crânienne. Et si ce n’est pas l’agence, un tueur à gages envoyé par votre famille le fera.
-
Vous bluffez. Je ne vous crois pas ! Détachez-moi, bordel ! invectiva Tobias, ses yeux trahissant malgré lui une peur profonde.
Jane approcha son visage du jeune homme.
-
Vous pensez être courageux en niant l’évidence, Tobias ? Tout ceci n’est pas une farce ! Vous vous bercez d’illusions. Vous êtes tous les mêmes, insouciants jusqu’à l’irresponsabilité alors que le monde s’effondre autour de vous. Lorsque la difficulté arrive ou qu’une figure d’autorité se dresse, vous fuyez. J’ai survécu à bien des guerres et bien des épreuves ; croyez-moi, j’en sais plus que vous ne pourriez l’imaginer. J’ai gardé un œil sur vous et votre frère depuis de nombreuses années, et tout ce que vous faites, c’est gaspiller votre potentiel dans une existence frivole. Quel gâchis… je pensais que vous valiez mieux.
Tobias repensa soudainement à son jeune frère Wilhelm, qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années suite à son exil forcé en Fédération Unie. Il se retrouva désarmé, se remémorant les paroles de Wilhelm sur une mystérieuse femme qui discutait souvent avec leurs parents. Tobias ne l'avait jamais rencontré en personne.
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Arrêtez de jouer les mères moralisatrices ! Je fais ce que je veux, je n’ai de compte à rendre à personne !
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Tiens donc. Mère de substitution, alors que j’essaie de remettre les variants sur le droit chemin, répondit-elle avec un léger mystère. Vos tours de télépathie vous ont permis de survivre jusqu’ici, mais n’y comptez plus. Regardez avec quelle facilité je vous ai extirpé de votre vie insignifiante. J’espérais que vous seriez un défi malgré toutes mes précautions. Vous êtes un idiot, Tobias, et vous finirez par céder, comme tous les autres. Je connais votre véritable identité… et vos peurs les plus secrètes.
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Vous racontez n’importe quoi. Vous voulez juste me faire flipper et me prendre pour un con, balbutia-t-il, tentant de se rassurer.
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Dans ce cas, vous ne verrez aucun problème à ce que je m’absente… en éteignant cette lampe, mon cher… ? chuchota Jane à son oreille, prononçant son véritable prénom.
Les yeux de Tobias s’écarquillèrent. Entendre son vrai nom le ramenait à un passé refoulé. Sa terreur la plus profonde, la nyctophobie, l’empêchait de dormir sans lumière, l’immobilisant dans des crises d’angoisse paralysantes, rendant son don incontrôlable et potentiellement dangereux.
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Oh non, pas ça..., gémit-il, lèvres tremblantes, les yeux rivés sur la source de lumière.
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Je n’hésiterai pas à vous plonger dans le noir plusieurs jours, si vous ne vous montrez pas plus… coopératif. Vous devez vous demander comment je connais cette information, n’est-ce pas ?
Cette phobie le hantait depuis l’enfance, mais il avait toujours gardé le secret, craignant d’être perçu comme un faible. Désorienté, Tobias fouillait sa mémoire, incapable de se rappeler qui était cette femme ni comment elle pouvait connaître son nom et sa phobie. La peur était visible sur son visage, l’ayant réduit au silence, impuissant, comme lors de la torture mentale que Yojé Ahinilla lui avait infligée dans le passé pour l'obliger à affronter sa peur.
Jane saisit son menton pour le forcer à la regarder, des larmes commençant à dévaler ses joues.
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Regardez bien mon visage, Tobias. Vous n’avez pas besoin de télépathie pour comprendre que tout ce que je viens de dire est la stricte vérité. Vous refusez d’y faire face !
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Foutez-moi la paix ! Je ne vous suivrai pas !
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Dans ce cas, je vais devoir employer la manière forte, mon garçon, conclut Jane en se retournant.
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Mais… qu’est-ce que vous faites ?! demanda-t-il, de plus en plus inquiet.
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Nous avons assez bavardé et perdu du temps. J’ai besoin de silence pour me concentrer. Quant à vous, restez tranquille et taisez-vous.
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Non ! À l’aide ! Sortez-moi de là ! Mmmh ! hurla Tobias, son cri étouffé par le ruban adhésif que Jane venait de lui coller sur la bouche.
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Vous allez recevoir une leçon que vous n’êtes pas près d’oublier.
Elle plaça une chaise juste en face de lui, s’assit et le fixa silencieusement, son visage impassible. Tobias, pris de rage, tentait de vociférer des insultes à travers le ruban, mais ses protestations n’étaient que des sons étouffés. Pour l’intimider davantage, Jane posa un doigt sur l’interrupteur de la lampe, laissant planer le suspense dans le silence, troublé uniquement par sa respiration haletante et ses gémissements.
Les yeux de Tobias étaient rivés sur la lampe, qui vacillait par moments. Il bougeait la tête, cherchant désespérément un moyen de s’échapper. Ses nerfs lâchèrent finalement, et, démuni, il ferma les yeux pour retenir ses larmes.
Jane, impassible, brisa finalement le silence, visiblement prête pour la prochaine étape de la torture.
-
Il est temps, Tobias.
Le jeune homme gémissait, suppliant mentalement qu’elle s’arrête. Il commençait à saisir l’ampleur de sa menace, et son anxiété montait encore davantage. Il savait qu’il était difficile de contenir les émotions des autres sans substances pour brouiller son esprit. Ses pensées affluaient dans un tourbillon de terreur.
D'un geste sec, Jane plongea la pièce dans l’obscurité. Tobias, pris de panique, sentit la fin du blocage de son don télépathique. Il espérait saisir un indice dans les pensées de Jane, mais son esprit terrorisé par l'obscurité se heurtait à une résistance implacable. Elle était bien trop forte pour qu’il puisse l’influencer.
***
Soudain, dans cette stase psychique, une vision se forma autour de lui. Tobias se retrouvait sur un champ de bataille d’un autre temps, où deux armées s'affrontaient dans un chaos meurtrier. Des soldats tiraient au fusil, brandissaient des épées et des baïonnettes, des chevaux chargeaient et des canons détonnaient, remplissant l'air d'une épaisse fumée grise. Partout, des cadavres jonchaient le sol, mêlés à la boue et aux débris d’une guerre acharnée. Le jeune homme entendait les hurlements des blessés, les râles des mourants, et la fumée réduisait la scène à une vision quasi onirique. Un tir puissant le projeta au sol.
Tout était trop détaillé pour être une simple illusion. Affolé, Tobias se releva et courut vers ce qui semblait être le quartier général, protégé par des soldats en uniforme d’époque qui ne prêtaient aucune attention à lui. Là, il vit une jeune femme aux côtés d’un homme brun moustachu, à la barbe soigneusement taillée, vêtu d’un costume richement orné. Son charisme et son allure imposante frappèrent Tobias d’un étrange sentiment de déjà-vu. Autour d’une carte, l’homme et la femme discutaient de stratégie dans une langue familière pour Tobias. Soudain, il se rappela leur identité. C’était impossible. Cela ne pouvait pas être vrai. Il se souvenait des portraits de la peintre Bertha Valerius à la cour royale de Suède en 1870.
Paniqué, il tenta de s’extirper de cette vision qui semblait pourtant si réelle, mais la Jane du présent le retint, lui saisissant le bras. Tobias, terrorisé, voulait fuir la tente, se repliant instinctivement à l’écoute des bruits effroyables de cette bataille vieille de près d’un siècle et demi.
Puis il y eut un flash blanc. Tobias reconnut Jane et d'autres individus tentant de sauver un adolescent blond, vêtu seulement d'un pantalon presque entièrement déchiré et gravement blessé dans une cellule sombre. L'adolescent semblait avoir été violemment battu : des hématomes et du sang maculaient son visage et son corps. L'endroit était oppressant, angoissant, et Tobias ne parvenait pas à comprendre où ils se trouvaient. Près de lui, la Jane du présent observait la scène avec un visage impassible, tandis que la Jane du passé, agenouillée auprès de l’adolescent blessé, implorait désespérément pour que son descendant reste en vie. Elle lui répétait sans cesse qu’elle l’aimait, en pleurant.
Empathique, Tobias fut submergé par l'émotion, ressentant la douleur de cette femme au plus profond de sa poitrine, comme s'il vivait lui-même cette souffrance. Les larmes lui montèrent aux yeux.
-
Respire… je t’en supplie, reste avec nous, Lucas ! criait la Jane du souvenir, désespérée.
-
Il faut l'emmener d'urgence, lança Joy Will, ancienne professeure de NickroN et amie de la famille. J’ai réussi à stopper les saignements, mais je ne sais pas combien de temps cela tiendra.
-
Karl, transporte Lucas, ordonna Yojé Ahinilla, professeur émérite. Voir son élève dans cet état accentuait son désir de vengeance et renforçait sa détermination à retrouver le coupable.
-
Tiens bon, ça va aller, murmura Karl Schneider à son ami et camarade de chambre.
Accablé, Tobias ne pouvait plus supporter la souffrance mêlée de colère et de haine qu'il ressentait.
-
Arrêtez, Jane, je vous en supplie ! J’ai trop mal ! implora-t-il.
-
Pas question, répondit-elle froidement.
Elle lui prit la main et l'emmena dans un autre souvenir, encore plus ancien. Ils se retrouvèrent dans une chaumière où se tenaient un homme et une femme penchés au-dessus d’un berceau, fixant leur enfant décédé en bas âge. Il s'agissait de nouveau de Jane, cette fois accompagnée de son époux. Elle pleurait en silence, tandis qu'un prêtre bénissait le petit corps, préparant son départ pour le cimetière. Tobias fut envahi par la haine et la rage en apercevant l'homme au visage imperceptible qui partageait la vie de Jane, lui ordonnant de partir immédiatement. La douleur insoutenable de cette scène ravageait Tobias, et il souhaita ardemment que cela cesse. Un nouveau flash blanc éclata.
Ils étaient à présent face à Jane, quelques années plus tôt, assise devant son ordinateur et regardant des vidéos atroces de variants torturés par les agents de la BMRA dans un immense hangar. Les images étaient insoutenables : les variants suppliaient qu'on mette fin à leur souffrance. Tobias voulut détourner le regard, mais Jane l’en empêcha, le forçant à garder les yeux rivés sur l'écran. La scène était trop violente, et il tremblait de dégoût.
-
Oh mon Dieu, non, je ne veux pas voir ça ! Arrêtez ! hurla-t-il.
-
Vous allez tout regarder jusqu'au bout, petit effronté. Vous ne pourrez plus nier les agissements de l'agence désormais, rétorqua Jane.
Elle le maintenait dans l'obligation de regarder. Il était impuissant face à sa force, les nausées l'envahissaient devant tant d'atrocités. Il voyait des exécutions brutales, des mutilations, des tortures insoutenables, des femmes, des enfants, des vieillards, tous massacrés sans pitié.
Les flashs suivants furent brefs : Tobias apercevait Jane discutant avec les membres de HOPE comme s’il les connaissait déjà. Tout semblait donc vrai, elle ne lui avait rien caché.
Le souvenir suivant le plongea dans une scène plus récente, tout aussi terrifiante : la fuite du groupe dans les égouts de Los Angeles, poursuivi par des créatures envoyées par l’agence. Tobias, pris de panique, n’arrivait pas à suivre Aleksandr, Lydia, et Jane qui couraient pour échapper aux créatures infectées. La puanteur, les ténèbres et la peur envahirent son esprit, il tomba à terre et fut submergé par l’angoisse alors que les créatures passaient au-dessus de lui.
Enfin, un dernier flash blanc apparut, suivi d’un épais brouillard. Des sons lointains retentirent, le son d’un clocher, des cris étouffés d’enfants : « Maman ! », « Papa ! », « Pierre ! », « Le fléau des enfers », « Asmodée ». Une souffrance immense l'envahit, plus profonde, presque irréelle. Puis, soudain, une lumière perça les ténèbres. Tobias crut entrevoir Lucas, manipulant son don dans un couloir sombre, accompagné d'autres jeunes. Tout devenait flou, et la stase psychique s'effondrait.
***
Revenant peu à peu à la réalité, Tobias transpirait abondamment, les larmes roulant sur ses joues, écrasé sous le poids des émotions vécues. Encore sous le choc, il tremblait tandis que Jane rallumait la lampe et retirait l’adhésif de sa bouche. La pression psychologique continuait de le paralyser.
Elle sortit de sa poche une petite seringue contenant un liquide opaque. L’attitude désinvolte du jeune homme avait disparu, remplacée par une vulnérabilité totale. Grâce à son don, Tobias savait déjà ce qu’elle contenait en sondant l’esprit de Jane.
-
Non, pas de calmant, s’il vous plait !
-
Vos capacités sont remarquables, Tobias, mais vous manquez cruellement d'expérience et de contrôle.
-
Aidez-moi, c'est trop difficile à supporter ! Je suis désolé de ne pas vous avoir crue... Je vous en supplie, ça fait trop mal !
Jane lui posa une question en suédois, sa langue natale, et Tobias ferma les yeux pour se recentrer avant de répondre.
-
Oui, murmura-t-il, difficilement.
-
Très bien, Tobias. C’est une sage décision de votre part. Ensemble, nous ferons tomber la BMRA.
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Oui, mais seulement si vous promettez de garder mon nom secret et de me protéger de mes ennemis, ajouta-t-il d’une voix haletante. Je ne veux pas mourir.
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Il en sera ainsi, répondit-elle gravement. En retour, j'attends de vous loyauté et discrétion sur certains aspects de ce que vous avez vu dans mon esprit. Si vous trahissez cette confiance...
Tobias acquiesça, sachant qu'elle n’hésiterait pas à le tuer s’il révélait des informations. Il reprit faiblement :
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Vos enfants… Vous avez tant souffert…
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Vous porterez ma malédiction empathique pour un temps, jusqu'à ce que votre douleur s’apaise. Ce cadeau vous aidera à gérer vos émotions.
Elle sortit un bandeau, apparemment ordinaire, mais conçu pour bloquer les signaux télépathiques grâce à une technologie avancée de la Ahinilla Corp. Elle le plaça autour de la tête du jeune homme, lui donnant une allure encore plus juvénile. Aussitôt, Tobias cessa de percevoir les émotions de Jane, bien qu'il ressente encore quelques réminiscences, des impressions et flashs difficiles à oublier. La lumière apaisante de Lucas restait son unique réconfort.
La pression s’atténuant, il commença à se calmer.
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Ces casques anti-télépathie sont rares, et les bloquants à long terme ne sont pas sans risques. Ce bandeau vous aidera à maîtriser votre don et à éviter d’être submergé. Vous pourrez le porter la nuit pour apaiser votre nyctophobie. Prenez en soin et ne le perdez pas.
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Merci.
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Portez-le pour éviter de ressentir les émotions de vos futurs compagnons, sauf si je vous le demande. Une de mes connaissances travaille à la fabrication d’un brouilleur télépathique plus discret. En attendant, vous devrez vous exercer, tant dans la maîtrise de votre don que dans le renforcement de votre condition physique.
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Vous voulez que j’aide Sidonie, c’est bien ça ? Je me souviens d’elle, maintenant…
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Sidonie vous a sauvé la vie en prévenant Lucas, mon descendant, avant la destruction de NickroN. Lucas vous a encouragé à fuir à son tour, car il ne pouvait vous laisser à votre sort. Sans Sidonie, vous et Lucas seriez probablement morts aujourd'hui.
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Je… je ne savais pas, murmura Tobias, déconcerté.
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Sachez que je tiens toujours mes promesses. Je n’ai pas seulement besoin de vous pour vos capacités de télépathe ; une autre tâche vous attend également.
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Lui… ?
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Oui, je pense que vous y parviendrez plus aisément, répondit-elle en essuyant les joues de Tobias avec un mouchoir. Ne reparlez jamais de cela, ni avec moi, ni à personne. Est-ce clair ?
Tobias hocha la tête, conscient que Jane ne plaisantait jamais lorsqu’elle évoquait ses exigences.
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Pourquoi m'avoir infligé toute cette souffrance ? demanda-t-il, la voix encore tremblante.
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Je voulais vous montrer ces souvenirs pour que vous compreniez le prix de la vie et les sacrifices nécessaires pour la préserver.
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Ils ont tant souffert. Et Lucas… je ne savais pas ce qu'il avait enduré, sanglota-t-il, encore ébranlé par les émotions ressenties.
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Maintenant, vous savez tout.
Tobias, chamboulé, ressentait encore les échos des douleurs du passé de Lucas et de Jane. Cette dernière enfila une veste chaude avant de se tourner vers lui, son nouveau protégé.
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Une dernière chose, Tobias. Ne gâchez pas cette chance. Vous cesserez vos excès et votre insouciance en vous engageant pleinement dans notre combat contre la BMRA. Je me suis engagée à vous prendre sous mon aile, mais il vous faudra faire des efforts pour mériter cette faveur. Il en va de votre vie… et de la nôtre.
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J’ai compris Jane, je vais m’adapter…
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Ravie de l’entendre. Habillez-vous et rejoignez-moi dans la voiture. À l’extérieur, vous porterez le prénom Edward.
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Et mes parents ?
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Votre nouvelle famille, c’est HOPE, maintenant. Laissez le passé derrière vous, Tobias. Ne tardez pas.
Elle déposa sur ses genoux des vêtements prévus pour lui, ainsi qu’un petit sac contenant quelques affaires personnelles récupérées par Aleksandr lors de son enlèvement. Avec une précision glaciale, elle découpa les liens de Tobias à l’aide d’un couteau. Bien qu’encore secoué par cette expérience, il s’habilla rapidement pour rejoindre les autres, qui l’attendaient dans le véhicule. Il connaissait désormais leurs prénoms véritables et leurs dons. Sidonie lui adressa un sourire de soulagement malgré la mélancolie visible sur son visage. Tobias sentait qu’il pouvait lui faire confiance, mais restait prudent envers Aleksandr et Jane. Le contact avec les autres membres de HOPE risquait d’être délicat.
Grâce au bandeau anti-télépathie, il profita enfin du calme durant le trajet, coupé des émotions envahissantes. Jane et Aleksandr occupaient les sièges avant, tandis que Sidonie se trouvait à l’arrière, à ses côtés. Après plusieurs kilomètres de silence, Tobias prit la parole.
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Je vais t’aider, Sidonie, dit-il doucement.
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Merci, Tobias. Je te revaudrai ça.
La voiture retomba dans le silence. Entendant ces mots, Jane ressentit une certaine satisfaction à l'égard de ses protégés. Tout se passait exactement comme elle l’avait prévu.