

C'est en se heurtant à du silence qu'on épuise le plus sûrement ses dons d'éloquence et de persuasion.
Robert Choquette
(Écrit par Cyril J.)

Geoffroy

Francesca

Jeanne
Chapitre 1 - 2099 - Enclave de Monaco
En cette fin de XXIe siècle, la célèbre ville de Monaco demeurait une destination prisée des nobles et fortunés de l’Empire Europa. La mode, les jeux du Casino, les yachts privés et les voitures hors de prix reflétaient une opulence démesurée. L’argent coulait à flot dans les luxueuses boutiques du quartier One Monte-Carlo, protégées par des sociétés de sécurité privée et des robots-gardiens surveillant chaque devanture comme un coffre-fort. Cette richesse avait repoussé les plus modestes vers les villes voisines, car ils étaient considérés comme "indésirables" dans ce bastion de luxe. Des milices privées avaient donc fermé la ville, ne laissant entrer que les habitants fortunés et les investisseurs venus du monde entier tentés de fructifier leurs intérêts.
Au fil du temps, Monaco s’était étendue sur plus de dix kilomètres carrés. Les immeubles en béton avaient laissé place à d’immenses buildings couverts de néons publicitaires, attirant une élite avide de dépenser sa fortune dans les derniers bijoux, objets ou véhicules à la mode. Cette expansion avait forcé les architectes à grignoter sur la mer, ignorant l’écosystème et les conséquences environnementales. Seules d’immenses pompes hydrauliques permettaient aux Monégasques de continuer à vivre, maintenant le niveau de la mer sous contrôle malgré la montée des eaux et la dégradation climatique.
Malgré ces transformations, un seul lieu conservait le souvenir de la grandeur passée de la Principauté : le Rocher. Aujourd’hui, le Palais princier servait de siège au redoutable préfet de Provence, Gonzague Carpentier, un homme qui connaissait chaque recoin de Monaco et surveillait ses habitants à l’aide d’un réseau technologique de surveillance avancé. Il traquait sans relâche les royalistes fidèles au Prince François Grimaldi, emprisonné à Orléans depuis 2068 par le pouvoir impérial. Mais en plus des royalistes, les autorités de l’Empire Europa luttaient aussi contre la mafia italienne, bien décidée à s’imposer par la corruption et le blanchiment d’argent.
Dans le quartier chic de La Rousse-Saint-Roman, la luxueuse Tour Odéon s’était agrandie de près de cent étages pour satisfaire une demande toujours croissante. C’est au 50e étage de cette tour que vivait Geoffroy de Roselys. Homme d’une trentaine d’années à l’allure décontractée, il affichait une confiance absolue en lui-même. Ses traits ciselés, sa mâchoire marquée et ses cheveux mi-longs d’un blond doré qu’il portait libres ou coiffés en arrière lui donnaient un charme naturel. Ses yeux bleu azur, à la fois perçants et amusés, accompagnaient un sourire en coin oscillant entre séduction et provocation.
Issu d’une prestigieuse lignée noble du Nord de l’Empire, Geoffroy refusait de se laisser enfermer dans un rôle prédéfini. Son style vestimentaire soigné, sans être strict, reflétait cette liberté : chemises ouvertes, vestes légères et chaussures de cuir hors de prix. Sa voix grave et posée, tout comme son charisme, ne laissaient personne indifférent. Mais ce n’était pas seulement son charme qui captivait son entourage : Geoffroy possédait un don unique. Sa voix, modulée avec précision, exerçait une influence hypnotique sur ses interlocuteurs. Le timbre, la diction et les infimes variations d’intonation modifiaient les émotions, la perception et les décisions de ceux qui l’écoutaient.
Ayant fui Arras pour goûter aux plaisirs du Sud et à une liberté qu’il chérissait plus que tout, Geoffroy menait une vie de dandy insouciant. Pourtant, ce choix lui laissait un arrière-goût amer. Il aimait profondément ses deux sœurs, Illyria et Héra, ainsi que son neveu Lucas et sa nièce Elena. Il leur avait proposé tant de fois de venir lui rendre visite à Monaco, mais il ne recevait que des excuses en retour. Illyria, comtesse de Roselys, était enchaînée aux obligations de la haute Cour des pairs à Orléans, le cœur du pouvoir législatif de l’Empire dirigé par Jean Napoléon Bonaparte VI. Quant à Héra, plus taciturne et lunatique que son aînée, elle restait distante du monde, et seule l’affection indéfectible de Geoffroy lui redonnait goût en sa famille. Il était le seul capable de calmer ses deux sœurs qui se méprisaient depuis l’enfance.
À 11 h 30 du matin, le 8 juillet 2099, une chaleur étouffante écrasait les rues de Monaco. Malgré l’heure avancée, Geoffroy dormait encore dans un lit spacieux, préférant vivre la nuit plutôt que le jour. À ses côtés, blottie contre lui sous un drap fin, reposait Francesca Galanti. Contrairement à ses nombreuses conquêtes précédentes, Geoffroy n’avait pas eu besoin d’user de son pouvoir de persuasion pour séduire Francesca. Il ne l’avait d’ailleurs jamais utilisé pour forcer quiconque à coucher avec lui. Son don ne faisait qu’attiser et accélérer le désir déjà existant, mais il était inefficace sur les personnes dotées d’un fort tempérament ou d’une fidélité inébranlable.
Francesca Galanti, une Sicilienne de 45 ans, affichait un teint mat et de longs cheveux noirs ondulants. Son accent italien accentuait son charme, tandis que sa silhouette élancée et ses tenues sophistiquées renforçaient son allure. Influente à Monaco, elle prodiguait des conseils avisés sur les marques les plus luxueuses et menait une carrière florissante. Toutefois, elle était mariée à un riche armateur monégasque de trente ans son aîné, un mariage dénué d’amour mais empli de privilèges. Geoffroy, lui, se moquait bien des conventions : tant que leur relation lui apportait plaisir et liberté, il ne voyait aucun mal à entretenir cette liaison.
Après une nuit passionnée, la sonnette de l’entrée retentit, brisant le silence de l’appartement plongé dans l’obscurité. Geoffroy grogna, tandis que Francesca, irritée, le secoua brusquement.
-
Stronzo ! rugit-elle en lui jetant un oreiller au visage. Qui est cette femme à la porte ?!
Encore ensommeillé, Geoffroy cligna des yeux et tourna la tête vers Francesca, qui fixait l’écran de son téléphone, visiblement furieuse. Le jeune homme reconnut immédiatement la silhouette affichée et un sourire en coin étira ses lèvres.
-
Chérie, allons, c’est une parente.
-
Ne me prends pas pour une idiota ! Tes parents sont morts depuis des années !
-
Inutile de me le rappeler, soupira-t-il. Mais je te jure qu’il ne s’agit pas d’une conquête. Va prendre ta douche pendant que je la reçois.
La sonnette retentit à nouveau, plus insistante. Francesca, agacée, se leva avec grâce et se dirigea vers la salle de bain attenante à la chambre. Geoffroy l’observa un instant, savourant sa beauté éclatante et son tempérament de feu. Puis il se leva à son tour, enfila une robe de chambre violette et passa une main rapide dans ses cheveux avant de se diriger vers la porte.
Jeanne Roselys l’attendait. Lointaine ancêtre de Geoffroy, elle imposait silence et respect par sa seule présence. Son visage, marqué par l’expérience plus que par l’âge, était illuminé par des yeux bleu foncé, véritables éclats de glace derrière lesquels se cachaient d’innombrables secrets. Stratège redoutable, elle analysait chaque situation avant d’agir. Sa voix, symbole d’autorité, portait le poids de sept siècles d’existence, et son apparence, bien que figée dans une cinquantaine d’années, ne trahissait en rien les effets du temps sur son ADN mutant.
Lorsqu’enfin Geoffroy ouvrit la porte, il détailla l’élégance impeccable de Jeanne. Ses cheveux noirs, rehaussés de quelques mèches argentées, étaient soigneusement coiffés. Son allure sobre mais raffinée, ses bijoux discrets et son maintien irréprochable témoignaient d’un contrôle absolu sur elle-même et sur son environnement.
Les lèvres légèrement pincées d’avoir attendu si longtemps, Jeanne demeura silencieuse un instant.
-
Madame, salua finalement Geoffroy en effectuant une légère révérence.
-
Bonjour, Geoffroy. Je présume que je tombe mal ? fit-elle d’un ton sec.
-
La nuit fut courte, Jeanne. Entre donc.
-
J’ai eu bien peu de mal à te retrouver, mon jeune fils, reprocha-t-elle d’une voix maternelle et autoritaire. Tu devrais être plus prudent.
Après ce bref échange, Jeanne pénétra dans l’appartement luxueux de Geoffroy. Les murs, d’une modernité froide et austère, contrastaient avec les tableaux de maîtres et les bibelots hors de prix qui prouvaient son goût pour les belles choses. Une large cheminée de marbre trônait dans le salon. La pièce baignait encore dans la pénombre jusqu’à ce que les volets s’entrouvrent, révélant les vestiges d’une soirée romantique : une bouteille de vin rouge vide, deux verres abandonnés sur la table basse, et des vêtements éparpillés sur le sol. Digne, Jeanne s’installa sur l’un des canapés opposés, préférant l’ordre au chaos ambiant.
Geoffroy se gratta machinalement la nuque, à la fois amusé et gêné par cette visite inopinée si tôt dans la journée. Il s’activait déjà à préparer du café lorsque, avec un certain panache, il servit à Jeanne une tasse de cappuccino bien chaud, importé tout droit des anciens territoires italiens, aujourd’hui réunis sous la bannière des États Pontificaux, gouvernés par Sa Sainteté le Pape Innocent XXI.
Un silence pesant s’installa tandis que Jeanne savourait sa boisson. Elle finit par briser l’attente d’un ton placide :
-
Le cappuccino italien reste l’un des meilleurs au monde.
-
Je suppose que tu n’es pas venue juste pour profiter du soleil méditerranéen ou visiter ma demeure, Jeanne, devina Geoffroy en arquant un sourcil.
Un rire glacial franchit les lèvres de la comtesse douairière, avant qu’elle ne retrouve son sérieux.
-
Je pense que tu sais très bien pourquoi je suis ici, Geoffroy, dit-elle calmement. Ta place n’est pas à Monaco, mais à Arras, aux côtés de ta sœur Illyria et de ton neveu Lucas.
-
Ils vont bien ? l’interrompit Geoffroy, une lueur d’inquiétude dans les yeux.
-
Oui, confirma Jeanne, ravie par l'attention de Geoffroy pour ses proches. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu t’éloignes ainsi de nous, comme si le danger qui nous traque depuis toujours ne te concernait pas.
Geoffroy soupira, préférant esquiver le sujet plutôt que de replonger dans le passé et la menace pesant sur les variants. Son désir de liberté primait sur tout le reste, et cet exil à Monaco lui offrait enfin l’illusion de vivre sans entraves, à l’abri des devoirs imposés par son nom. D’une voix suave, une brève lueur parcourut ses yeux bleu azur pour tenter de détourner la conversation :
-
Je pense qu’il serait plus sage de changer de sujet, Jeanne.
-
Es-tu assez stupide pour croire que ton don de persuasion marchera sur moi, Geoffroy de Roselys ? rétorqua-t-elle, irritée. Garde donc tes charmes pour d’autres... ou devrais-je dire, pour les femmes que tu ensorcelles de ta belle voix.
Un sourire en coin étira les lèvres de Geoffroy.
-
Je n’oserais jamais tenter pareille chose sur toi, Jeanne. Tu es bien trop forte pour que j’espère t’influencer. Et puis, tu es de ma famille, lointaine certes, mais de ma famille tout de même. Ta présence ici me le rappelle cruellement. Je suis tiraillé entre l’envie de revoir mes sœurs et leurs enfants, et celle de rester ici pour vivre comme je l’entends.
Jeanne reposa sa tasse, le regard perçant. Elle jaugea son descendant, pesant son dilemme silencieux. Finalement, elle décida d’en venir au véritable sujet de sa visite.
-
Je ne peux pas t’obliger à revenir à Arras contre ton gré, Geoffroy, concéda-t-elle. Mais puisque tu as choisi de t’exiler dans l’une des villes les plus prospères du Sud, je suis venue te donner un conseil... et solliciter ton aide.
-
Mon aide ? répéta-t-il, surpris.
-
Oui. Monaco est une fourmilière, riche certes, mais l’Empereur a eu vent des transactions douteuses qui s’y trament, sous l’œil bienveillant du préfet Gonzague Carpentier. Sa Majesté n’apprécie guère que des fortunes se montent en secret pour financer des soulèvements contre l’Empire. Jean-Napoléon Bonaparte VI ne tolèrera guère que ses sujets s’enrichissent au point de pouvoir lever une armée marchant sur Orléans.
Elle marqua une pause, laissant Geoffroy assimiler la gravité de la situation.
-
Les récalcitrants seront jugés pour haute trahison et complicité avec les royalistes fidèles au prince Grimaldi. Et dans tout ce beau chaos, ajouta-t-elle, il ne faut pas oublier la mafia italienne, qui rêve d’exploiter ces flux d’argent pour asseoir son propre empire.
Geoffroy fronça les sourcils. Le ton de Jeanne ne laissait aucune place au doute : l’orage grondait déjà sur Monaco, et il était bien trop tard pour l’ignorer. Pourtant, malgré l’évidence et la logique implacable de son ancêtre, il choisit de se braquer. Comme s’il redoutait que la vérité ne soit qu’un prétexte pour l’arracher à cette existence insouciante qu’il s’était soigneusement bâtie. Il croisa les jambes, posa nonchalamment les bras sur les accoudoirs et planta son regard dans celui de Jeanne avec une insolence calculée.
-
Tu crois vraiment que je vais devenir ton agent à Monaco ? Tout le monde veut mettre la main sur cette ville, et je me fiche que l’Empereur ou la mafia s’en mêlent. Quant à ton aide… Je n’ai ni l’âme d’un espion, ni celle d’un guerrier. Je pense que tu me surestimes beaucoup trop, Jeanne.
Elle aurait pu répliquer immédiatement, corriger cette arrogance d’un trait cinglant, mais elle n’en fit rien. Se contenant, elle extirpa de son sac une longue cigarette, élégante et épurée, sans la moindre odeur désagréable. Elle l’alluma d’un geste lent, inspira profondément, puis jeta négligemment la cendre sur le sol de marbre, signe d’un agacement maîtrisé.
-
C’est dommage, souffla-t-elle avec dédain. J’aurais préféré que tu te montres utile de ton plein gré. Je suppose que tu n’as pas envisagé ce qui se passerait si le mari de ton amante venait à découvrir votre liaison ?
Geoffroy écarquilla les yeux, la surprise aussitôt remplacée par une colère sourde.
-
Tu n’oserais pas…
-
Tu es bien naïf de penser le contraire, mon cher fils. Tu crois posséder un pouvoir sur les femmes, mais je pense que tu es perdu dans une relation qui te dépasse, et que c'est elle qui te contrôle à sa guise.
Le ton était glacial, implacable. Mais derrière cette menace à peine voilée, Jeanne ne se départait pas de cette étrange bienveillance qui la caractérisait.
-
Je tiens à toi autant qu’à tes sœurs, reprit-elle calmement. Et je ne suis pas cruelle au point de ruiner ta vie par simple caprice. Mais s’il faut cela pour te faire comprendre le danger dans lequel tu t’es plongé, je n’hésiterai pas une seule seconde à te ramener à la réalité.
Elle le jaugea un instant, puis lâcha d’un ton appuyé :
-
Aimes-tu cette femme qui nous écoute ?
Geoffroy, qui retrouvait à peine son calme, tressaillit. Pris de court, il détourna légèrement le regard, incapable de répondre immédiatement. Jeanne n’avait pas besoin de plus : elle avait déjà compris. Il ne savait pas. Ou plutôt, il refusait de se poser la question et d'avouer ses sentiments. Il se demandait si son amante ressentait la même chose que lui à son égard.
Un léger bruit dans l’ombre attira leur attention. Francesca.
Depuis plusieurs minutes, elle suivait la conversation, tapie dans un coin du salon. À présent, elle s’avança avec une lenteur étudiée et s’installa près de Geoffroy, caressant sa joue du bout des doigts avant de l’embrasser. Un baiser faussement passionné, trop théâtral pour être sincère. Jeanne observa la scène sans ciller, impassible, ses yeux glissant sur l’Italienne comme si elle n’était qu’un insecte sans intérêt.
-
Buongiorno, lança Francesca avec un sourire provocateur.
Geoffroy se redressa légèrement, mal à l’aise.
-
Chérie, laisse-nous, s’il te plaît.
-
Mais non, voyons, coupa Jeanne, un sourire froid étirant ses lèvres. Au moins ai-je enfin l’occasion de rencontrer ta maîtresse. Madame Galanti, je présume ? Comment va votre cher mari ?
Le silence qui suivit fut aussi tranchant qu’une lame.
Jeanne savait où frapper. Elle excellait à pointer du doigt les failles et à exposer les vérités que l’on préférait taire. Mais Francesca ne se laissa pas démonter. Elle soutint le regard de la parente de Geoffroy et, au lieu de s’éclipser, croisa les jambes avec un flegme étudié avant de glisser ses doigts entre ceux de son amant.
-
Pourquoi êtes-vous venue ? demanda-t-elle enfin, d’un ton faussement poli.
-
Vous avez entendu la moitié de notre conversation, Francesca Galanti, rétorqua Jeanne, mordante. Ne me faites pas perdre mon temps si vous comptez rester ici pour nous importuner lors d’un échange qui ne vous concerne en rien.
Geoffroy, irrité par cet échange stérile entre les deux femmes, décida d'intervenir :
-
Inutile de vous disputer, mesdames. Chérie, pourrais-tu nous préparer un petit plateau ? Je meurs de faim, demanda-t-il d’une voix caressante, une lueur amusée dans les yeux.
Extirpée de ses pensées, Francesca accepta sans discuter, comme poussée par un instinct irrépressible à obéir à son amant. Sans un mot, elle se leva, quittant la pièce avec une grâce calculée, non sans avoir effleuré les lèvres de Geoffroy d'un baiser languide, indifférente à la présence de Jeanne.
-
Bien sûr, amore mio, murmura-t-elle avant de disparaître, un sourire provocateur aux lèvres.
Dès qu'elle fut hors de vue, Jeanne chuchota, le ton tranchant :
-
Es-tu devenu fou, Geoffroy ?! Tu ne dois pas utiliser ton don ainsi !
-
Tu préférais qu'elle reste ? rétorqua-t-il, la voix plus basse. Mon « talent » m'offre certains avantages, je ne vais pas m'en priver. Et je n'ai pas besoin que l'on me dise quoi faire.
-
Prends garde, mon garçon, insista Jeanne, le regard perçant. La ligne entre le contrôle et la corruption est bien mince. La facilité est l'ennemie de la raison. Tu joues avec quelque chose de bien plus dangereux que tu ne le crois. Un jour, tu seras démuni, et ta belle voix ne te sauvera pas.
L'avertissement piqua l'égo de Geoffroy. Il se renfrogna, exaspéré par cette femme qui apparaissait toujours pour rappeler à ses descendants qu'ils étaient en danger.
-
Je suis désolé, Jeanne, mais je refuse de te suivre cette fois. J'entends tes avertissements, et j'apprécie ton dévouement à notre famille. Mais crois-moi, je suis libre et assez grand pour me débrouiller seul. Tu dramatises.
Un silence glacial s'installa. Jeanne le fixa un long instant, puis haussa les sourcils, l'air amusé autant que déçu.
-
Libre ? souffla-t-elle en ricanant. Si tu étais aussi libre que tu le crois, tu ne serais pas enchaîné à cette femme dont la loyauté s'évanouit plus vite que la fumée de ma cigarette. Pourquoi ai-je seulement tenté de te raisonner ? J'ai perdu assez de temps.
Avant que Geoffroy ne puisse répondre, Francesca revint, un plateau garni de fruits et de boissons en main. L'atmosphère lourde la frappa de plein fouet, et elle perçut instinctivement le malaise qui s'était installé.
Elle s'approcha de Geoffroy, se plaça derrière lui et posa les mains sur ses épaules, les massant doucement, avant de murmurer, les yeux plantés dans ceux de Jeanne :
-
Il est peut-être temps que vous partiez, signora.
Geoffroy s'attendait à une réplique cinglante, mais contre toute attente, Jeanne se contenta de se lever, récupérant son sac sans précipitation :
-
Réfléchis bien, Geoffroy, dit-elle en sérieusement. Je te laisse une dernière chance de faire le bon choix. Après quoi, il sera trop tard. Adieu.
La porte de l’appartement vibra intensément après le départ de Jeanne, laissant Geoffroy seul avec ses pensées. Malgré son assurance affichée, un malaise diffus s’insinua en lui, comme un écho lointain des paroles de son ancêtre. Il passa une main dans ses cheveux, tentant d’évacuer cette impression tenace que quelque chose lui échappait.
Francesca s’approcha de lui et glissa ses doigts sous son menton, forçant son regard à retrouver le sien.
-
Oublie cette vieille femme aigrie qui croit tout savoir. Moi, je sais ce dont tu as besoin, murmura-t-elle d’une voix suave.
Un sourire effleura les lèvres de Geoffroy, mais son esprit restait ailleurs. C’est alors qu’un léger bip retentit sur la table basse. Son téléphone. L’écran s’illumina un instant avant de s’éteindre aussitôt : Héra – 3 appels manqués.
Il resta figé, observant l’écran avec hésitation. Héra ne l’appelait jamais sans raison. Un frisson lui parcourut l’échine, l’espace d’un battement de cœur, avant qu’il ne chasse cette sensation d’un léger rire. Il retourna son téléphone, l’écran contre la table.
-
D’autres affaires urgentes m’attendent, déclara-t-il d’un ton léger, retrouvant son sourire habituel.
Francesca rit doucement, et l’instant de doute s’évanouit dans l’atmosphère feutrée de la pièce. Pourtant, au fond de lui, une infime partie de lui-même savait déjà que Jeanne avait raison.